libellés

mercredi 22 juillet 2009

Il a tiré au jugé (quotidien Libération)

Société 15/07/2009 à 06h51

«Il a tiré au jugé»

Reportage

Venus dénoncer l’incident du 8 juillet, les manifestants, lundi à Montreuil, se sont à nouveau heurtés à la police.

Par KARL LASKE

Lundi soir, soudain, des gendarmes mobiles et des civils casqués ont surgi au petit trot sous la halle du marché de Montreuil (Seine-Saint-Denis) et fondu sur la foule qui manifestait. Les policiers sont à l’endroit précis où, mercredi 8 juillet, une unité de police a fait usage à cinq reprises de flash-ball, et grièvement blessé à l’œil un jeune manifestant. C’est l’objet de la manif de lundi. Les policiers courent, matraques en avant, en rejoignent d’autres qui chargent. «Ça vient derrière !» s’écrie un manifestant. Ça vient vite. Un couple se fraye un chemin avec deux enfants dans les bras, s’échappe. On entre dans les épiceries et les cafés. Devant deux commerces fermés, on tombe. Vingt personnes au sol, coincées, les unes sur les autres, comme un seul corps agglutiné. Les coups de matraques pleuvent. On entend des cris. Certains s’agrippent encore à une banderole. La «sécurisation» est réussie. Les gendarmes veulent ramasser leurs prises. Au sol, on résiste encore, s’accroche. «Fais pas d’histoires…» murmure un robocop. «Vous allez nous massacrer… s’écrie un jeune. J’ai un pote qui a perdu un œil à cause de toi !» «J’en ai rien à branler», répond le gendarme.

Expulsion. Une heure plus tôt, le rassemblement a commencé par des prises de parole de militantes proches de deux squats de Montreuil, la Clinique, évacué le 8 juillet, et la Demi-Lune, qui craint l’expulsion. D’après elles, «une sorte de logique d’autodéfense collective» s’impose dorénavant «pour ne pas avoir de blessés graves». «Maintenant, pour manifester, il faudrait mettre des casques, n’importe quoi ! commente un Montreuillois du Réseau Education sans frontières (RESF), dubitatif. Evidemment, rien ne justifie le comportement de la police.» Des jeunes circulent avec des casques, et la foule accepte leurs craintes. Le 8 juillet, Joachim Gatti, petit-fils du dramaturge, a perdu son œil droit, atteint par un tir de flash-ball. Certains ont appelé à une manif «contre la police». Un texte du réalisateur de 34 ans est lu :«Ce soir-là, c’est bien nos gueules qu’ils visaient, qu’ils voulaient casser. Cinq d’entre nous ont été blessés et, moi, j’ai perdu mon œil. Mais il m’en reste un. Et, avec lui, une haine sourde et méchante. Et, avec lui, une détermination à continuer.» Il revendique une «présence» dans «le quartier»,«quand partout on voudrait notre absence, à la politique, au social, aux soins, à la culture». Devant le rassemblement, une fresque murale reçoit de la peinture rouge. Trois visages de lunes prennent des gouttes de sang. La fresque s’intitule Montre œil.«On va manifester calmement sur la rue piétonne et, si vous le voulez bien, on va partir maintenant», dit une jeune femme. Au début et à la fin du cortège, des banderoles sont portées par des militants casqués et masqués, tandis qu’au milieu la gauche associative montreuilloise avance, décontractée, en tenue d’été. Après un tour sans casse, ni incidents, c’est la charge.

Sous la halle du marché, un collectif a posé des appels à témoin pour faire la lumière sur les tirs du 8 juillet. En tout, cinq personnes ont été atteintes. Le squat culturel de la Clinique ayant été évacué au petit matin par les CRS et le RAID, un rassemblement avait été improvisé vers 20 heures. «On avait amené des réchauds et des casseroles pour faire des gnocchis sur la voie piétonne, raconte une militante. Et on était remontés vers le squat après le repas.» «J’ai entendu des pétards, et j’ai supposé que les occupants revenaient au squat pour manifester, dit Philippe, un voisin. Ce que j’ai vu n’était pas une opération militante puissante. C’était trente personnes qui gueulaient :"On est toujours là." Et, soudain, j’ai vu les voitures de police arriver. Les CRS se sont pointés aussi. Mais j’ai remarqué que les flics en civil avaient déjà des flash-balls le long de la cuisse. J’ai vu une interpellation au coin de la rue. Mais à aucun moment je n’ai vu de confrontation, ni de friction, entre les policiers et les manifestants.»

Clavicule. Philippe habite un premier étage face au marché. Il voit les trois policiers en civil se mettre en position :«J’ai vu le policier sous l’auvent du marché remonter son flash-ball au niveau de l’épaule, et viser. J’ai entendu trois ou quatre tirs. Le jeune est tombé. Il était à dix mètres du tireur. J’avais l’impression qu’il avait pris le coup dans la nuque. A aucun moment, les personnes qui étaient là ne s’avançaient, elles reculaient.» Aucune sommation. Pas un tir de lacrymogène. Joachim Gatti tombe, il est ramassé par des amis. Deux autres sont touchés au même moment. Un à la clavicule, l’autre au front. «C’était une panique absolue, raconte un manifestant. Les gens entraient au rez-de-chaussée par les fenêtres pour se protéger. On ne savait pas du tout ce qui se passait.»

«Je me suis fait tirer dessus à la clavicule droite, témoigne Igor. Pendant trois secondes, je n’ai pas capté ce qui s’était passé. Je me suis réfugié dans un kebab.» Mais la police continue sa poursuite. Deux autres personnes sont touchées par des tirs. «Quelqu’un a crié : "Ils tirent à la tête", raconte un manifestant. Une amie s’est éloignée en courant, en protégeant la nuque avec les mains, et elle s’est pris un projectile sur le poignet.» Le dernier a été touché à l’épaule, lui aussi était en train de courir. «J’ai vu le flic qui courait en parallèle de ce groupe, explique un militant. Il a tiré au jugé, à hauteur de tête. Aucun tir ne peut se justifier par la légitime défense : tout le monde s’enfuyait.»

Joachim Gatti est transporté dans un café. «Il allait très mal, mais il ne s’est pas évanoui, raconte une amie. C’est nous qui avons appelé les pompiers. Jo a perdu l’œil, et il va avoir besoin de plusieurs opérations de reconstruction faciale. La cavité oculaire, le plancher orbital et les os du nez ont été cassés ou déplacés.» Depuis vendredi, trois plaintes ont été déposées à l’inspection générale des services (IGS). Mais la police des polices ne s’est pas encore rendue sur place.