Flashball, le choix de l'arme
28 Décembre 2009 Par Carine Fouteau et Erich Inciyan
C'est la petite histoire des flashballs, telle qu'elle a été officiellement lancée en juillet 1995 par... Claude Guéant. A l'époque directeur général de la police nationale (DGPN), l'actuel secrétaire général de l'Elysée signe le premier texte portant sur «l'acquisition et l'utilisation du fusil Flashball». D'autres instructions suivront, qui élargiront progressivement le cadre d'emploi de cette arme de plus en plus utilisée et controversée. Jusqu'à en faire, par glissements successifs, un élément essentiel de la panoplie policière.
Quand le DGPN Claude Guéant donne ses instructions, il est déjà question de «lutter plus efficacement contre les formes nouvelles de la criminalité». Le même motif sera répété pour justifier l'évolution de cette arme qui, dès sa diffusion élargie à dater de 1995, n'était plus qualifiée de «non létale» (non mortelle) par l'administration policière. Par la suite, cette dernière parlera d'arme «à létalité réduite», parfois «sublétale», préférant aujourd'hui escamoter le risque mortel en évoquant «un moyen de force intermédiaire» (avant l'arme à feu) avec son «projectile à effet lésionnel réduit».
Pourquoi le flashball ? Le choix des armes est toujours adapté à une stratégie de sécurité décidée en haut lieu. En l'occurrence, le «lanceur de balles de défense» est l'incarnation, dans l'arsenal policier, de la politique sécuritaire des dernières années. De l'utilisation dans des situations extrêmes (forcené, rixes, etc.), le flashball est ainsi passé progressivement au «maintien de l'ordre» et aux «violences urbaines».
En ses débuts, l'usage du nouveau matériel est ainsi étroitement limité. D'abord en le cantonnant à des situations extrêmes: «L'utilisation du flashball peut se révéler efficace dans certains cas (menaces par armes blanches, rixe sur la voie publique, pare-chocage de véhicules administratifs, franchissement de barrage routier», explique, en 1995, M. Guéant. En réservant le flashball, ensuite, à des unités spécialisées (certaines brigades anti-criminalité, les brigades anti-gang). En délimitant, enfin, son cadre juridique : «N'utiliser le flashball que dans le cadre strict de la légitime défense. En effet, les essais effectués ont démontré que cette arme ne pouvait être qualifiée de non létale, en raison des lésions graves qu'elle est susceptible d'occasionner, en certaines circonstances», relève encore la note – lire son intégralité en bas de page – du préfet Guéant.
On peut mesurer le chemin parcouru en citant l'actuel DGPN, Frédéric Péchenard. «Initialement prévu pour l'équipement de certaines unités spécialisées, l'utilisation de ce lanceur de balles de défense (le nom de famille des flashballs) a progressivement été étendue à l'ensemble des unités intervenant dans les quartiers difficiles, écrit Frédéric Péchenard, dans son instruction du 31 août 2009. Dorénavant, il a vocation à être utilisé par toutes les unités confrontées à des phénomènes de violences.» Peut-on fixer une mission plus vaste ?
Dans ces glissements successifs, un homme et sa conception particulière de l'ordre public jouent un rôle moteur. Dès mai 2002, le ministre de l'intérieur Nicolas Sarkozy annonce l'extension des flashballs à la «police de proximité» des «quartiers sensibles» afin, dit-il, d'«impressionner (...) les voyous». Puis les émeutes dans les banlieues, d'octobre à novembre 2005, servent à justifier l'emploi de cette arme contre les «violences urbaines». Le 7 décembre 2005, le ministre de l'intérieur Sarkozy tire sa conclusion : «Ces événements nous ont conduits à renforcer et adapter les matériels et les tenues. J'en veux comme exemple l'acquisition de près de 460 Flashballs.»
«Les risques de lésion corporelle peuvent être très importants et irréversibles»
Les cibles potentielles l'ignorent alors, en ce tournant des années 2000, mais les «manuels d'emploi» aujourd'hui en vigueur de la police reconnaissent que cette première génération de flashballs n'est pas fiable. Elle n'offre qu'«une portée optimale de 7 mètres, leur précision et leur pouvoir d'arrêt décroissant rapidement avec la distance». Fabriqué par la société Verney-Carron, ce premier modèle policier de «lanceurs de balle de défense» s'appelle le «Compact». Au début de la décennie, la société française le remplace par la version «Super Pro» qui, à ce jour, reste majoritaire dans l'arsenal policier.
On reconnaît le lanceur «Super Pro» à ses deux canons superposés. Mais il faut aussi savoir que leur paroi interne «lisse» confère à ce lanceur bien moins de précision par comparaison avec les armes à canon «rayé». Le «Super Pro» est ainsi classé dans les armements de «quatrième catégorie» (comme les armes de poing à percussion ou les fusils à pompe). Et son «manuel d'emploi» dans la police nationale avertit : «En dessous de 7 mètres, les risques de lésion corporelle peuvent être très importants et être irréversibles. Au-delà de 12 mètres, le rendement et la précision s'amenuisent.» Le fabricant Verney-Carron compare, lui, l'impact du «Super Pro» à «l'équivalent d'un KO technique». Sur son site Internet, il évoque une arme «intelligente, tout aussi impressionnante qu'efficace» dont le «look» et la «détonation» sont «dissuasifs», et qui est susceptible de «s'adapter à toutes les situations».
La mutation décisive intervient cependant à la fin de l'année 2007, quand le ministère de l'intérieur prend argument des émeutes de Villiers-le-Bel pour étendre considérablement l'utilisation des «lanceurs de balles de défense». Le 25 novembre 2007, la mort de deux adolescents dans la collision de leur moto avec une voiture de police provoque deux jours d'émeutes particulièrement violentes dans cette ville du Val-d'Oise. Une centaine de policiers sont blessés par des jets de projectiles. Plus grave : quelques fonctionnaires sont touchés par des coups de fusil à pompe tirés par une poignée de jeunes (cinq d'entre eux sont renvoyés en cour d'assises pour ces faits) du quartier.
Aucun policier ne riposte en utilisant son arme à feu, comme pouvait l'autoriser la législation sur la légitime défense. «Il est déjà arrivé dans le passé que des policiers soient pris pour cible dans le cadre de violences urbaines par des tirs d'armes à feu mais de manière relativement rare et très isolée. Là, on a franchi un cap», commente aussitôt le DGPN Frédéric Péchenard dans Le Monde. «Nous avons une doctrine, en terme de maintien de l'ordre et de violences urbaines, qui est de zéro mort, et dans ces circonstances très particulières où des gens ont tiré pour tuer des policiers, nous avons maintenu cette doctrine.»
«Mais, dans la rue, on n'est pas face à des silhouettes en papier...»
On est ici au cœur du problème : le contexte très particulier des affrontements à Villiers-le-Bel justifie un changement radical – et généralisé – de l'usage des flashballs. Il ouvre notamment leur utilisation dans des manifestations de voie publique un peu «dures», en tout cas sans rapport avec ce qui s'est passé dans le Val-d'Oise. Et servir à disperser des rassemblements qualifiés d'«attroupements» lorsqu'ils troublent l'ordre public. Au cours des trois années écoulées, cette nouvelle doctrine d'emploi a provoqué une longue série de dégâts corporels – avec des pertes d'œil, notamment à Nantes, Toulouse ou Montreuil (ici sur Mediapart).
Le président Sarkozy signale cette évolution tactique, le 29 novembre 2007, au milieu d'un discours revenant sur les événements de Villiers-le-Bel. L'occasion, pour lui, d'annoncer la diffusion d'une génération de flashballs beaucoup plus puissante : le lanceur de balles de défense 40×46 mm (LBD 40×46). «Il faut aller beaucoup plus vite sur les dotations en armes non létales adaptées à la lutte contre les violences urbaines. Je ne laisserai pas des militaires et des fonctionnaires exposés sans avoir l'équipement nécessaire», déclare le chef de l'Etat, devant les responsables de la police et de la gendarmerie.
Et le président de la République de vanter le nouvel armement : «J'avais à l'époque (en 2005) fait couler un peu d'encre sur le fameux flashball. Il y a une nouvelle génération, n'hésitez pas à l'acheter. 40 mètres c'est mieux que 10 mètres. J'assumerai le débat devant l'opinion publique.» Une note de la DGPN, en date du 9 mars 2009, précise donc : «A l'issue d'une période expérimentale, le moyen de force intermédiaire lanceur de 40×46 va entrer en phase de généralisation. Il viendra compléter ou se substituer au lanceur de balles de défense Super Pro.»
Avec son canon rayé, le LBD 40×46 joue, lui, dans la «première catégorie» (celle des armes à feu à usage militaire). Il est fabriqué par la société suisse Brügger & Thomet. A l'origine, il s'agit d'«une arme de guerre dont on a détourné le projectile pour le rendre sublétal», précise un moniteur de tir de la police. Il autorise «des tirs puissants et précis au-delà du rayon d'efficacité des lanceurs» précédents, selon la documentation policière qui lui attribue une précision «quadruple» par rapport au «Super Pro». Le LBD 40×46 permet «de neutraliser de manière temporaire et avec précision un individu se situant dans un intervalle de distance compris entre 10 et 50 mètres» (instruction du 31 août 2009). Sur le papier, du moins...
Car cette «précision» mérite d'être nuancée, confirme le formateur policier, qui parle sous le couvert de l'anonymat. Certes, le LBD 40×46 permet de «cibler le lanceur de cailloux ou le porteur de cocktails Molotov jusqu'à 50-60 mètres, avec de bonnes conditions de luminosité». Ce lanceur est doté d'un viseur électronique (un cercle rouge indique le point de la cible que le tireur souhaite atteindre, comme le montre le document ci-dessous, issu d'un manuel d'emploi de la police). «Au stand de tir, avec ce système de visée, n'importe qui peut très vite le maîtriser. Mais, dans la rue, on n'est pas face à des silhouettes en papier. Il y a du stress, de la peur, des nuages de fumée et des cibles en mouvement.»
«Des conséquences dramatiques lorsque la partie corporelle atteinte est le visage»
Voilà bien la quadrature du cercle, si l'on entend le moniteur de la police. «Les LBD 40×46 lancent des projectiles légers et à basse vitesse, pour ne pas provoquer d'effets irréversibles chez les personnes touchées. Mais la cible peut bondir en avant, se pencher... Le temps que le projectile atteigne son but, à quelques dizaines de mètres plus loin... Un impact visé au sternum peut se transformer en tir en pleine tête.» Sans même parler des «dégâts collatéraux» causés sur des manifestants qui se trouveraient à proximité.
Un commissaire du Val-d'Oise confirme que «dans le feu de l'action, il est souvent impossible de viser». Sur le terrain, «la réalité est toujours plus complexe et mouvante que la théorie. Quand vous êtes dans la mêlée, avec des assaillants de tous côtés, vous essayez surtout de vous en sortir. Vous n'avez pas le temps de viser, alors, vous faites ce que vous pouvez, et la balle n'arrive pas toujours au bon endroit.»
La cible est d'autant plus difficile à atteindre que, comme l'indique le «manuel d'emploi» du flashball 40×46, ce «nouveau moyen de force intermédiaire» sert à «faire cesser les agissements (des) individus déterminés, auteurs de violences (jets de projectiles divers, atteintes envers des biens et des personnes) qui maîtrisent les limites techniques et opérationnelles des moyens actuellement mis à disposition des fonctionnaires (et) se maintiennent volontairement et délibérément hors d'atteinte de ces derniers».
On peut le dire autrement. Dans des contextes de manifestation ou d'«attroupement» sur la voie publique, les «flash» – comme les appellent les policiers – viennent compléter leurs modes habituels d'intervention (grenades lacrymogènes, interpellations ponctuelles des trublions par des équipes spécialisées). D'où une question cruciale: est-il légitime de disperser un attroupement ou de riposter à des jets de cailloux en tirant avec un tel armement ?
La question est posée par la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS). Notamment dans son avis d'octobre 2008 qui concerne une mobilisation contre la loi Pécresse, un an plus tôt à Nantes, au cours de laquelle un jeune homme avait été atteint au visage d'une balle de LBD 40mm. La CNDS estime que les tirs «à moins de 10-15 mètres» augmentent «considérablement» les risques, avec «des conséquences dramatiques lorsque la partie corporelle atteinte est le visage et plus précisément les yeux».
Ce qui conduit l'autorité administrative indépendante à s'interroger sur «la compatibilité de l'usage d'une telle arme dans le cadre d'une manifestation qui implique une proximité des manifestants et de la police et leur grande mobilité». Dans ce cas précis, elle regrette que le stage de formation théorique et pratique suivi par le tireur n'ait duré «qu'une demi-journée» avec des essais sur des cibles «exclusivement statiques».
Soucieux de promouvoir son «Super Pro», le président du directoire de Verney-Carron, Pierre Verney-Carron, n'hésite pas non plus à souligner les dangers présentés par le LBD 40 mm à faible distance. «La précision d'un tir à 30 mètres suppose que la balle prenne beaucoup de vitesse. À 10 mètres, cela peut faire très très mal, surtout si la balle arrive de travers.» Et de conclure : «Nous, on n'a jamais voulu faire de 40mm, parce qu'on n'a jamais voulu faire d'armes potentiellement létales.»
«La distance minimale d'emploi doit être de 10 mètres pour le lanceur de 40×46...»
Il faut enfin souligner qu'au fil du temps et des nouvelles missions, les conditions juridiques d'emploi des flashballs ont été progressivement élargies. «Dans les débuts, le protocole d'emploi était calqué sur la légitime défense. Mais on est sorti du strict cadre de la légitime défense après les émeutes de Villiers-le-Bel», commente encore le moniteur de la police. On en trouve la traduction administrative dans les textes officiels du début de l'année 2009 : «Les cadres juridiques d'emploi du lanceur 40×46 et du LBD Super Pro ont été étendus afin de favoriser l'action de vos services sur le terrain.»
Trois dispositions légales sont désormais retenues, dans les textes officiels, pour qu'un policier puisse utiliser un flashball. Primo, comme auparavant, le cas juridiquement très encadré de «la légitime défense de soi-même ou d'autrui, article 122-5 du code pénal». Secundo, «l'état de nécessité, article 122-7 du code pénal». Tertio, «dans le cadre des dispositions de l'article 431-3 du Code pénal sur l'attroupement» (à la différence d'une manifestation, il s'agit d'un rassemblement sur la voie publique troublant l'ordre public ; il peut être dispersé, sur ordre de l'autorité civile). Dans tous les cas, l'emploi des lanceurs doit rester «strictement nécessaire et proportionné».
Résumons : la «légitime défense» permet les tirs à très courte distance, si les contraintes juridiques sont respectées. Mais, dans les autres cas, «la distance minimale d'emploi doit être de 10 mètres pour le lanceur de 40×46 et de 7 mètres pour le LBD Super Pro» afin «d'éviter tout risque de lésion corporelle grave, pouvant être irréversible», selon les textes officiels de la police. De même, «le tir avec visée au-dessus de la ligne des épaules ou dans la région du triangle génital doit être proscrit, la zone de tir à privilégier étant le buste, les membres supérieurs et inférieurs».
Après le drame très médiatisé de Montreuil, en juillet 2009, une nouvelle instruction du DGPN apporte deux précisions importantes. Frédéric Péchenard y insiste sur l'utilisation «principale et prioritaire» du flashball dans le cadre de la légitime défense. «Sous le contrôle permanent de la hiérarchie, son usage doit toujours être nécessaire, s'inscrire dans le cadre d'une riposte ou d'une action proportionnée et être réalisé avec discernement» (instructions relatives à l'emploi des deux types de lanceurs de balles de défense – Super Pro et 40×46 – datées du 31 août 2009).
Le «flash» va en tout cas se développer dans la police. Des moyens financiers importants (1,4 million d'euros) sont prévus dans la loi de finances pour 2010 afin de «poursuivre l'équipement en armement à létalité réduite», la «priorité» étant donnée à l'achat de 500 lanceurs de 40 mm. Des commandes de munitions sont également programmées : 7.850 pour les nouveaux flashballs et 18.500 pour les anciens, pour un montant de près d'un million d'euros.
Ainsi va la généralisation des flashballs, qui subiront le feu des critiques à chaque nouveau drame qu'ils ne manqueront pas de provoquer. Car les conditions d'usage ne cessent de s'agrandir et on est désormais bien loin de l'effet «dissuasif» initialement affiché.
A l'origine, le LBD 40×46 était ainsi doté d'une crosse jaune, pour être facilement repérable et ne pas être confondu avec une arme d'épaule. «On a fini par abandonner le jaune, car les tireurs de la police devenaient des cibles privilégiées, commente le moniteur de tir. L'arme est désormais noire de la tête au pied. Mais les émeutiers ont vite fait de repérer son utilisateur. Du coup, pour rester hors de portée des jets de projectiles, le tireur doit se poster à plus de trente mètres de ses cibles potentielles»... Avec les incertitudes de tir que l'on sait et le risque constant de nouvelles blessures irréversibles causées par cette arme de plus en plus banalisée.
28 Décembre 2009 Par Carine Fouteau et Erich Inciyan
C'est la petite histoire des flashballs, telle qu'elle a été officiellement lancée en juillet 1995 par... Claude Guéant. A l'époque directeur général de la police nationale (DGPN), l'actuel secrétaire général de l'Elysée signe le premier texte portant sur «l'acquisition et l'utilisation du fusil Flashball». D'autres instructions suivront, qui élargiront progressivement le cadre d'emploi de cette arme de plus en plus utilisée et controversée. Jusqu'à en faire, par glissements successifs, un élément essentiel de la panoplie policière.
Quand le DGPN Claude Guéant donne ses instructions, il est déjà question de «lutter plus efficacement contre les formes nouvelles de la criminalité». Le même motif sera répété pour justifier l'évolution de cette arme qui, dès sa diffusion élargie à dater de 1995, n'était plus qualifiée de «non létale» (non mortelle) par l'administration policière. Par la suite, cette dernière parlera d'arme «à létalité réduite», parfois «sublétale», préférant aujourd'hui escamoter le risque mortel en évoquant «un moyen de force intermédiaire» (avant l'arme à feu) avec son «projectile à effet lésionnel réduit».
Pourquoi le flashball ? Le choix des armes est toujours adapté à une stratégie de sécurité décidée en haut lieu. En l'occurrence, le «lanceur de balles de défense» est l'incarnation, dans l'arsenal policier, de la politique sécuritaire des dernières années. De l'utilisation dans des situations extrêmes (forcené, rixes, etc.), le flashball est ainsi passé progressivement au «maintien de l'ordre» et aux «violences urbaines».
En ses débuts, l'usage du nouveau matériel est ainsi étroitement limité. D'abord en le cantonnant à des situations extrêmes: «L'utilisation du flashball peut se révéler efficace dans certains cas (menaces par armes blanches, rixe sur la voie publique, pare-chocage de véhicules administratifs, franchissement de barrage routier», explique, en 1995, M. Guéant. En réservant le flashball, ensuite, à des unités spécialisées (certaines brigades anti-criminalité, les brigades anti-gang). En délimitant, enfin, son cadre juridique : «N'utiliser le flashball que dans le cadre strict de la légitime défense. En effet, les essais effectués ont démontré que cette arme ne pouvait être qualifiée de non létale, en raison des lésions graves qu'elle est susceptible d'occasionner, en certaines circonstances», relève encore la note – lire son intégralité en bas de page – du préfet Guéant.
On peut mesurer le chemin parcouru en citant l'actuel DGPN, Frédéric Péchenard. «Initialement prévu pour l'équipement de certaines unités spécialisées, l'utilisation de ce lanceur de balles de défense (le nom de famille des flashballs) a progressivement été étendue à l'ensemble des unités intervenant dans les quartiers difficiles, écrit Frédéric Péchenard, dans son instruction du 31 août 2009. Dorénavant, il a vocation à être utilisé par toutes les unités confrontées à des phénomènes de violences.» Peut-on fixer une mission plus vaste ?
Dans ces glissements successifs, un homme et sa conception particulière de l'ordre public jouent un rôle moteur. Dès mai 2002, le ministre de l'intérieur Nicolas Sarkozy annonce l'extension des flashballs à la «police de proximité» des «quartiers sensibles» afin, dit-il, d'«impressionner (...) les voyous». Puis les émeutes dans les banlieues, d'octobre à novembre 2005, servent à justifier l'emploi de cette arme contre les «violences urbaines». Le 7 décembre 2005, le ministre de l'intérieur Sarkozy tire sa conclusion : «Ces événements nous ont conduits à renforcer et adapter les matériels et les tenues. J'en veux comme exemple l'acquisition de près de 460 Flashballs.»
«Les risques de lésion corporelle peuvent être très importants et irréversibles»
Les cibles potentielles l'ignorent alors, en ce tournant des années 2000, mais les «manuels d'emploi» aujourd'hui en vigueur de la police reconnaissent que cette première génération de flashballs n'est pas fiable. Elle n'offre qu'«une portée optimale de 7 mètres, leur précision et leur pouvoir d'arrêt décroissant rapidement avec la distance». Fabriqué par la société Verney-Carron, ce premier modèle policier de «lanceurs de balle de défense» s'appelle le «Compact». Au début de la décennie, la société française le remplace par la version «Super Pro» qui, à ce jour, reste majoritaire dans l'arsenal policier.
On reconnaît le lanceur «Super Pro» à ses deux canons superposés. Mais il faut aussi savoir que leur paroi interne «lisse» confère à ce lanceur bien moins de précision par comparaison avec les armes à canon «rayé». Le «Super Pro» est ainsi classé dans les armements de «quatrième catégorie» (comme les armes de poing à percussion ou les fusils à pompe). Et son «manuel d'emploi» dans la police nationale avertit : «En dessous de 7 mètres, les risques de lésion corporelle peuvent être très importants et être irréversibles. Au-delà de 12 mètres, le rendement et la précision s'amenuisent.» Le fabricant Verney-Carron compare, lui, l'impact du «Super Pro» à «l'équivalent d'un KO technique». Sur son site Internet, il évoque une arme «intelligente, tout aussi impressionnante qu'efficace» dont le «look» et la «détonation» sont «dissuasifs», et qui est susceptible de «s'adapter à toutes les situations».
La mutation décisive intervient cependant à la fin de l'année 2007, quand le ministère de l'intérieur prend argument des émeutes de Villiers-le-Bel pour étendre considérablement l'utilisation des «lanceurs de balles de défense». Le 25 novembre 2007, la mort de deux adolescents dans la collision de leur moto avec une voiture de police provoque deux jours d'émeutes particulièrement violentes dans cette ville du Val-d'Oise. Une centaine de policiers sont blessés par des jets de projectiles. Plus grave : quelques fonctionnaires sont touchés par des coups de fusil à pompe tirés par une poignée de jeunes (cinq d'entre eux sont renvoyés en cour d'assises pour ces faits) du quartier.
Aucun policier ne riposte en utilisant son arme à feu, comme pouvait l'autoriser la législation sur la légitime défense. «Il est déjà arrivé dans le passé que des policiers soient pris pour cible dans le cadre de violences urbaines par des tirs d'armes à feu mais de manière relativement rare et très isolée. Là, on a franchi un cap», commente aussitôt le DGPN Frédéric Péchenard dans Le Monde. «Nous avons une doctrine, en terme de maintien de l'ordre et de violences urbaines, qui est de zéro mort, et dans ces circonstances très particulières où des gens ont tiré pour tuer des policiers, nous avons maintenu cette doctrine.»
«Mais, dans la rue, on n'est pas face à des silhouettes en papier...»
On est ici au cœur du problème : le contexte très particulier des affrontements à Villiers-le-Bel justifie un changement radical – et généralisé – de l'usage des flashballs. Il ouvre notamment leur utilisation dans des manifestations de voie publique un peu «dures», en tout cas sans rapport avec ce qui s'est passé dans le Val-d'Oise. Et servir à disperser des rassemblements qualifiés d'«attroupements» lorsqu'ils troublent l'ordre public. Au cours des trois années écoulées, cette nouvelle doctrine d'emploi a provoqué une longue série de dégâts corporels – avec des pertes d'œil, notamment à Nantes, Toulouse ou Montreuil (ici sur Mediapart).
Le président Sarkozy signale cette évolution tactique, le 29 novembre 2007, au milieu d'un discours revenant sur les événements de Villiers-le-Bel. L'occasion, pour lui, d'annoncer la diffusion d'une génération de flashballs beaucoup plus puissante : le lanceur de balles de défense 40×46 mm (LBD 40×46). «Il faut aller beaucoup plus vite sur les dotations en armes non létales adaptées à la lutte contre les violences urbaines. Je ne laisserai pas des militaires et des fonctionnaires exposés sans avoir l'équipement nécessaire», déclare le chef de l'Etat, devant les responsables de la police et de la gendarmerie.
Et le président de la République de vanter le nouvel armement : «J'avais à l'époque (en 2005) fait couler un peu d'encre sur le fameux flashball. Il y a une nouvelle génération, n'hésitez pas à l'acheter. 40 mètres c'est mieux que 10 mètres. J'assumerai le débat devant l'opinion publique.» Une note de la DGPN, en date du 9 mars 2009, précise donc : «A l'issue d'une période expérimentale, le moyen de force intermédiaire lanceur de 40×46 va entrer en phase de généralisation. Il viendra compléter ou se substituer au lanceur de balles de défense Super Pro.»
Avec son canon rayé, le LBD 40×46 joue, lui, dans la «première catégorie» (celle des armes à feu à usage militaire). Il est fabriqué par la société suisse Brügger & Thomet. A l'origine, il s'agit d'«une arme de guerre dont on a détourné le projectile pour le rendre sublétal», précise un moniteur de tir de la police. Il autorise «des tirs puissants et précis au-delà du rayon d'efficacité des lanceurs» précédents, selon la documentation policière qui lui attribue une précision «quadruple» par rapport au «Super Pro». Le LBD 40×46 permet «de neutraliser de manière temporaire et avec précision un individu se situant dans un intervalle de distance compris entre 10 et 50 mètres» (instruction du 31 août 2009). Sur le papier, du moins...
Car cette «précision» mérite d'être nuancée, confirme le formateur policier, qui parle sous le couvert de l'anonymat. Certes, le LBD 40×46 permet de «cibler le lanceur de cailloux ou le porteur de cocktails Molotov jusqu'à 50-60 mètres, avec de bonnes conditions de luminosité». Ce lanceur est doté d'un viseur électronique (un cercle rouge indique le point de la cible que le tireur souhaite atteindre, comme le montre le document ci-dessous, issu d'un manuel d'emploi de la police). «Au stand de tir, avec ce système de visée, n'importe qui peut très vite le maîtriser. Mais, dans la rue, on n'est pas face à des silhouettes en papier. Il y a du stress, de la peur, des nuages de fumée et des cibles en mouvement.»
«Des conséquences dramatiques lorsque la partie corporelle atteinte est le visage»
Voilà bien la quadrature du cercle, si l'on entend le moniteur de la police. «Les LBD 40×46 lancent des projectiles légers et à basse vitesse, pour ne pas provoquer d'effets irréversibles chez les personnes touchées. Mais la cible peut bondir en avant, se pencher... Le temps que le projectile atteigne son but, à quelques dizaines de mètres plus loin... Un impact visé au sternum peut se transformer en tir en pleine tête.» Sans même parler des «dégâts collatéraux» causés sur des manifestants qui se trouveraient à proximité.
Un commissaire du Val-d'Oise confirme que «dans le feu de l'action, il est souvent impossible de viser». Sur le terrain, «la réalité est toujours plus complexe et mouvante que la théorie. Quand vous êtes dans la mêlée, avec des assaillants de tous côtés, vous essayez surtout de vous en sortir. Vous n'avez pas le temps de viser, alors, vous faites ce que vous pouvez, et la balle n'arrive pas toujours au bon endroit.»
La cible est d'autant plus difficile à atteindre que, comme l'indique le «manuel d'emploi» du flashball 40×46, ce «nouveau moyen de force intermédiaire» sert à «faire cesser les agissements (des) individus déterminés, auteurs de violences (jets de projectiles divers, atteintes envers des biens et des personnes) qui maîtrisent les limites techniques et opérationnelles des moyens actuellement mis à disposition des fonctionnaires (et) se maintiennent volontairement et délibérément hors d'atteinte de ces derniers».
On peut le dire autrement. Dans des contextes de manifestation ou d'«attroupement» sur la voie publique, les «flash» – comme les appellent les policiers – viennent compléter leurs modes habituels d'intervention (grenades lacrymogènes, interpellations ponctuelles des trublions par des équipes spécialisées). D'où une question cruciale: est-il légitime de disperser un attroupement ou de riposter à des jets de cailloux en tirant avec un tel armement ?
La question est posée par la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS). Notamment dans son avis d'octobre 2008 qui concerne une mobilisation contre la loi Pécresse, un an plus tôt à Nantes, au cours de laquelle un jeune homme avait été atteint au visage d'une balle de LBD 40mm. La CNDS estime que les tirs «à moins de 10-15 mètres» augmentent «considérablement» les risques, avec «des conséquences dramatiques lorsque la partie corporelle atteinte est le visage et plus précisément les yeux».
Ce qui conduit l'autorité administrative indépendante à s'interroger sur «la compatibilité de l'usage d'une telle arme dans le cadre d'une manifestation qui implique une proximité des manifestants et de la police et leur grande mobilité». Dans ce cas précis, elle regrette que le stage de formation théorique et pratique suivi par le tireur n'ait duré «qu'une demi-journée» avec des essais sur des cibles «exclusivement statiques».
Soucieux de promouvoir son «Super Pro», le président du directoire de Verney-Carron, Pierre Verney-Carron, n'hésite pas non plus à souligner les dangers présentés par le LBD 40 mm à faible distance. «La précision d'un tir à 30 mètres suppose que la balle prenne beaucoup de vitesse. À 10 mètres, cela peut faire très très mal, surtout si la balle arrive de travers.» Et de conclure : «Nous, on n'a jamais voulu faire de 40mm, parce qu'on n'a jamais voulu faire d'armes potentiellement létales.»
«La distance minimale d'emploi doit être de 10 mètres pour le lanceur de 40×46...»
Il faut enfin souligner qu'au fil du temps et des nouvelles missions, les conditions juridiques d'emploi des flashballs ont été progressivement élargies. «Dans les débuts, le protocole d'emploi était calqué sur la légitime défense. Mais on est sorti du strict cadre de la légitime défense après les émeutes de Villiers-le-Bel», commente encore le moniteur de la police. On en trouve la traduction administrative dans les textes officiels du début de l'année 2009 : «Les cadres juridiques d'emploi du lanceur 40×46 et du LBD Super Pro ont été étendus afin de favoriser l'action de vos services sur le terrain.»
Trois dispositions légales sont désormais retenues, dans les textes officiels, pour qu'un policier puisse utiliser un flashball. Primo, comme auparavant, le cas juridiquement très encadré de «la légitime défense de soi-même ou d'autrui, article 122-5 du code pénal». Secundo, «l'état de nécessité, article 122-7 du code pénal». Tertio, «dans le cadre des dispositions de l'article 431-3 du Code pénal sur l'attroupement» (à la différence d'une manifestation, il s'agit d'un rassemblement sur la voie publique troublant l'ordre public ; il peut être dispersé, sur ordre de l'autorité civile). Dans tous les cas, l'emploi des lanceurs doit rester «strictement nécessaire et proportionné».
Résumons : la «légitime défense» permet les tirs à très courte distance, si les contraintes juridiques sont respectées. Mais, dans les autres cas, «la distance minimale d'emploi doit être de 10 mètres pour le lanceur de 40×46 et de 7 mètres pour le LBD Super Pro» afin «d'éviter tout risque de lésion corporelle grave, pouvant être irréversible», selon les textes officiels de la police. De même, «le tir avec visée au-dessus de la ligne des épaules ou dans la région du triangle génital doit être proscrit, la zone de tir à privilégier étant le buste, les membres supérieurs et inférieurs».
Après le drame très médiatisé de Montreuil, en juillet 2009, une nouvelle instruction du DGPN apporte deux précisions importantes. Frédéric Péchenard y insiste sur l'utilisation «principale et prioritaire» du flashball dans le cadre de la légitime défense. «Sous le contrôle permanent de la hiérarchie, son usage doit toujours être nécessaire, s'inscrire dans le cadre d'une riposte ou d'une action proportionnée et être réalisé avec discernement» (instructions relatives à l'emploi des deux types de lanceurs de balles de défense – Super Pro et 40×46 – datées du 31 août 2009).
Le «flash» va en tout cas se développer dans la police. Des moyens financiers importants (1,4 million d'euros) sont prévus dans la loi de finances pour 2010 afin de «poursuivre l'équipement en armement à létalité réduite», la «priorité» étant donnée à l'achat de 500 lanceurs de 40 mm. Des commandes de munitions sont également programmées : 7.850 pour les nouveaux flashballs et 18.500 pour les anciens, pour un montant de près d'un million d'euros.
Ainsi va la généralisation des flashballs, qui subiront le feu des critiques à chaque nouveau drame qu'ils ne manqueront pas de provoquer. Car les conditions d'usage ne cessent de s'agrandir et on est désormais bien loin de l'effet «dissuasif» initialement affiché.
A l'origine, le LBD 40×46 était ainsi doté d'une crosse jaune, pour être facilement repérable et ne pas être confondu avec une arme d'épaule. «On a fini par abandonner le jaune, car les tireurs de la police devenaient des cibles privilégiées, commente le moniteur de tir. L'arme est désormais noire de la tête au pied. Mais les émeutiers ont vite fait de repérer son utilisateur. Du coup, pour rester hors de portée des jets de projectiles, le tireur doit se poster à plus de trente mètres de ses cibles potentielles»... Avec les incertitudes de tir que l'on sait et le risque constant de nouvelles blessures irréversibles causées par cette arme de plus en plus banalisée.