Article original : http://www.article11.info/spip/Flash-ball-et-maintien-de-l-ordre
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Il est le premier, et tout laisse à craindre que d’autres lui succèderont. Lundi, un homme est mort à Marseille, après un tir de flash-ball en plein thorax ; un décès venant s’ajouter aux nombreuses mutilations déjà causées par une arme dont l’usage croissant - en manif comme en banlieue - vaut parfaite indication d’une pratique policière sans cesse plus violente et agressive.
« Flash-ball » et maintien de l’ordre : quand la police passe à l’offensive
Article publié dans le numéro 1 de la version papier
mercredi 15 décembre 2010, par JBB - avec Lémi et Grégoire Souchay
« On s’apprêtait à partir calmement. Mais quand on s’est retrouvés à une quinzaine de mètres, les flics de la BAC mêlés aux lignes de CRS ont tiré au flash-ball [...]. J’ai reçu l’un des tirs dans l’œil gauche. […] Sur le moment, j’ai eu l’impression d’avoir encaissé un gros coup de poing, je saignais abondamment. [2] »
C’était le 19 mars 2009, journée de manifestation contre la LRU, à l’occasion d’une action pacifique ciblant un supermarché toulousain. À la sortie du magasin, les CRS chargent violemment les étudiants. Cris, matraques, cohue. Quelques instants plus tard, alors qu’il s’apprête à quitter les lieux, Joan s’écroule à terre, le visage ensanglanté. L’étudiant vient de perdre un œil – ou c’est tout comme [3].
L’histoire de Joan fait écho à de nombreuses autres, toutes récentes. Jiade, octobre 2006, Clichy-sous-Bois. Pierre, novembre 2007, Nantes. Alexandre et Bruno, mai 2009, Villiers-le-Bel. Joachim, juillet 2009, Montreuil. Geoffroy, octobre 2010, Montreuil. Litanie. Pour chaque nom, un tir de flash-ball en plein visage ; pour chaque lieu, un œil en moins.
À chaque fois, aussi, le déroulé des événements est similaire. Il y a d’abord le tir tendu d’un représentant de l’ordre pointant son « lanceur de balles de défense [4] » vers un visage. Puis suit l’indignation générale devant l’exaction policière, se traduisant par une forte couverture médiatique, avec gros plan sur un visage mutilé et paroles de proches criant leur légitime colère. Pendant quelques jours, le débat public bat son plein, avec une relative mise en accusation des pratiques policières et des mauvais usages de l’arme, le mot « bavure » revenant dans toutes les bouches. Débat biaisé ; la question n’est pas là. Ou plutôt, elle n’est pas seulement là.
Autant qu’une arme, le flash-ball est un thermomètre politique. Pour température, il indique l’évolution et la mutation du maintien de l’ordre, c’est-à-dire de la façon dont le pouvoir entend maîtriser et réprimer toute velléité de contestation. Son usage de plus en plus fréquent et les blessures qu’il provoque incarnent tout aussi parfaitement la politique sécuritaire agressive souhaitée de longue date par Nicolas Sarkozy. Plus largement, enfin, le flash-ball parle de ce monde à venir, où les armes dites sub-létale (ou encore non létale ou à létalité réduite, multiples tentatives lexicales de camoufler la réalité des choses) réaliseront le rêve de tout homme de pouvoir : contrôle absolu, l’encadrement des contestataires faisant de nombreuses victimes mais zéro mort. Plus que notre présent, celui de l’indignation et des protestations, il évoque notre futur : la mise au pas.
« Frapper les corps »
Si le maintien de l’ordre est une pratique vieille comme le monde, l’évolution traitée ici s’ancre dans un passé très récent. Elle s’incarne dans une rupture stratégique, dont le flash-ball est le parfait symbole : le retour d’une vision offensive du contrôle des foules.
Pour en saisir l’enjeu, il faut remonter à la Commune ; paradoxe, tant le mythe fondateur – ville qui s’insurge et attaque de front le pouvoir qui l’oppresse – est aussi acte de naissance du maintien de l’ordre moderne. « 1871, la Commune. La répression est sanglante. Les militaires tirent sur le petit peuple de Paris. Le discrédit est total. En 1880, le régime républicain comprend que les choses doivent cesser », écrit David Dufresne dans Maintien de l’ordre. Enquête [5]. Et le journaliste de citer le sociologue Patrick Bruneteaux : « Le pouvoir politique demande aux forces militaires de se contenir davantage et de trouver des moyens moins destructeurs : balles à tir réduit, suppression des lances des dragons, recours à la poussée des chevaux, frappe avec le plat du sabre. (…) Les fondements du maintien de l’ordre moderne sont posés. Plus de modération, plus de tolérance, plus d’encadrement. Il y aura une police spécifique, une ’police des foules’. »
Suivront ensuite la création des premiers pelotons de gendarmes mobiles (en 1921), la démilitarisation du maintien de l’ordre au profit de l’autorité civile, puis la naissance des Compagnies républicaines de sécurité. Ces corps spécialisés vont – au fil des interventions violentes, voire des massacres (17 octobre 1961 : une centaine d’Algériens tués à Paris ; 8 février 1962 : neuf morts au métro Charonne) – progressivement se professionnaliser. Le joli coup de vent de mai 1968 passe ainsi sur l’Hexagone sans laisser de cadavres derrière lui, le pouvoir gaulliste ayant compris qu’il ne pouvait se permettre de faire des victimes, martyrs potentiels. Et l’assassinat de Malik Oussekine par des motocyclistes-voltigeurs de triste mémoire, rue Monsieur le Prince en 1986, vaut profonde piqûre de rappel. Cela n’arrivera plus, promettent les responsables du maintien de l’ordre. Nul humanisme, ici, juste le souci du maximum d’efficacité. « Il n’en va pas du contrôle des foules comme d’un terrain de guerre classique, résume le chercheur Mathieu Rigouste [6] : en maintien de l’ordre, sur le territoire des sociétés de contrôle, il faut éviter de tuer. Médiatiquement, un mort coûte beaucoup trop cher. »
Pour en saisir l’enjeu, il faut remonter à la Commune ; paradoxe, tant le mythe fondateur – ville qui s’insurge et attaque de front le pouvoir qui l’oppresse – est aussi acte de naissance du maintien de l’ordre moderne. « 1871, la Commune. La répression est sanglante. Les militaires tirent sur le petit peuple de Paris. Le discrédit est total. En 1880, le régime républicain comprend que les choses doivent cesser », écrit David Dufresne dans Maintien de l’ordre. Enquête [5]. Et le journaliste de citer le sociologue Patrick Bruneteaux : « Le pouvoir politique demande aux forces militaires de se contenir davantage et de trouver des moyens moins destructeurs : balles à tir réduit, suppression des lances des dragons, recours à la poussée des chevaux, frappe avec le plat du sabre. (…) Les fondements du maintien de l’ordre moderne sont posés. Plus de modération, plus de tolérance, plus d’encadrement. Il y aura une police spécifique, une ’police des foules’. »
Suivront ensuite la création des premiers pelotons de gendarmes mobiles (en 1921), la démilitarisation du maintien de l’ordre au profit de l’autorité civile, puis la naissance des Compagnies républicaines de sécurité. Ces corps spécialisés vont – au fil des interventions violentes, voire des massacres (17 octobre 1961 : une centaine d’Algériens tués à Paris ; 8 février 1962 : neuf morts au métro Charonne) – progressivement se professionnaliser. Le joli coup de vent de mai 1968 passe ainsi sur l’Hexagone sans laisser de cadavres derrière lui, le pouvoir gaulliste ayant compris qu’il ne pouvait se permettre de faire des victimes, martyrs potentiels. Et l’assassinat de Malik Oussekine par des motocyclistes-voltigeurs de triste mémoire, rue Monsieur le Prince en 1986, vaut profonde piqûre de rappel. Cela n’arrivera plus, promettent les responsables du maintien de l’ordre. Nul humanisme, ici, juste le souci du maximum d’efficacité. « Il n’en va pas du contrôle des foules comme d’un terrain de guerre classique, résume le chercheur Mathieu Rigouste [6] : en maintien de l’ordre, sur le territoire des sociétés de contrôle, il faut éviter de tuer. Médiatiquement, un mort coûte beaucoup trop cher. »
Canaliser, contenir, disperser ; repousser sans trop de casse les contestataires, notamment à l’aide de gaz lacrymogènes ; éviter les tirs tendus. Telles étaient les règles théoriques du maintien de l’ordre à la française, souvent considéré comme « école d’excellence ». Mais depuis quelques années, maints accrocs ont ébréché la doctrine. Le moindre n’est pas l’apparition du flash-ball, qui équipe dès 1995 – avec le modèle Compact, mis au point et commercialisé par la société française Verney-Carron – certaines unités des forces de police (Raid, GIPN, Bac), avant d’être généralisé à toutes au cours des années 2000 ( avec la version Super-Pro, de la même entreprise). Une évolution fondamentale, consacrant le grand retour du viseur et de la ligne de mire. « Depuis les grandes grèves de la fin du XIXe siècle, l’idée forte était de ne plus tirer sur la foule. On y revient désormais, même s’il n’est pas question de balles réelles. Les flash-balls visent directement les gens, contrairement aux grenades lacrymogènes censées être tirées avec un angle de 45 degrés minimum. C’est un changement très symbolique », explique David Dufresne [7]. « Alors que toute la doctrine du maintien de l’ordre s’est construite sur la recherche d’outils qui agressent les sens et mettent les protestataires à distance, comme le gaz, voilà qu’on emploie un outil qui, lui, frappe les corps », complète le chercheur Fabien Jobard [8].
C’est une réalité évidente pour ceux qui vivent dans des quartiers dits difficiles ou manifestent régulièrement : dès que la situation se tend, le flash-ball est de la partie. L’arme elle-même – massive et inquiétante – impressionne, autant que l’uniforme la brandissant comme un flingue ou l’épaulant tel un fusil. Symbolique : le supposé fauteur de troubles devient gibier. Joachim Gatti, qui a perdu son œil droit suite à un tir de flash-ball, le 8 juillet 2009 à Montreuil, remarque ainsi : « La police […] a tiré sur nos gueules, nos visages, nos yeux, nos bouches, nos nuques. C’est bien nos nos gueules qu’ils visaient, c’est bien nos gueules qu’ils voulaient casser. [9]. »
Un homme à l’offensive
La généralisation du flash-ball n’a rien d’un phénomène anodin, elle accompagne une évolution majeure du maintien de l’ordre, décidée en haut lieu. En l’occurrence, dotation comme doctrine reposent en grande partie sur un homme, éternel ministre de l’Intérieur – fusse-t-il devenu président. L’histoire du flash-ball ne peut ainsi se comprendre qu’à travers le prisme de Nicolas Sarkozy, de ses rodomontades guerrières et de ses conceptions sécuritaires.
Ce n’est sans doute pas un hasard : c’est l’actuel secrétaire général de l’Élysée, alors Directeur général de la police nationale (DGPN), qui entérine l’acte de naissance officiel du lanceur de balles de défense. Claude Guéant signe en effet en 1995 le premier texte prévoyant « l’acquisition et l’utilisation du fusil flash-ball ». Si les dotations sont d’abord réservées à quelques unités dites d’élite et les règles d’usage limitées à la légitime défense, le cadre change rapidement : en mai 2002, Nicolas Sarkozy annonce, dans un entretien au Monde, l’extension de son usage à la police de proximité. « Le flash-ball est fait pour impressionner. Quand les policiers en sont équipés, les voyous ne viennent pas les chercher », justifie le ministre de l’Intérieur, qui en profite pour donner le ton – martial – de sa conception du maintien de l’ordre : « Nous voulons passer d’une stratégie défensive – qui peut se résumer ainsi : délit ou crime, victime, plainte, intervention de la police – à une conception offensive, qui se traduit par l’action en amont de la police et de la gendarmerie, pour porter le fer dans les zones de non-droit. » En clair, il s’agit d’interpeller plutôt que contenir. D’aller au contact au lieu de repousser.
Une offensive générale, un général à l’offensive. Sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy, les lanceurs de balle de défense deviennent l’ordinaire des forces de l’ordre – l’usage en est étendu aux violences urbaines en 2005 et au maintien de l’ordre en 2007. Originellement destinée à cibler un individu précis, l’arme peut désormais être utilisée pour disperser des attroupements ou faire reculer une foule jugée menaçante. Un tournant majeur, définitivement acté par une instruction d’août 2009 [10] : « Initialement prévu pour l’équipement de certaines unités spécialisées, l’utilisation de ce lanceur de balles de défense a été progressivement étendue à l’ensemble des unités intervenant dans les quartiers difficiles, écrit le DGPN (et fidèle sarkozyste) Frédéric Péchenard. Dorénavant, il a vocation à être utilisé par toutes les unités confrontées à des phénomènes de violence. »
Affaire réglée : il n’est désormais quasiment plus de situation où le flash-ball ne peut être sorti. Les forces de l’ordre s’en privent d’autant moins que l’arme leur est présentée comme « non létale » – sous-entendu, sans réel danger (voir encadré en bas de page). Et qu’elles y sont largement encouragées par le pouvoir : promus ultime rempart face à la barbarie, les policiers bénéficient du soutien sans faille d’un chef de l’État mélangeant allégrement les rôles. « On n’a jamais vu un président de la République se comporter autant en ministre de l’Intérieur. En théorie, la fonction présidentielle est censée s’adresser à tous, se placer au-dessus des éventuelles mêlées ; mais Nicolas Sarkozy ne parle qu’au nom des flics. Il est probable que, dans un tel contexte, certains policiers se sentent plus en confiance pour agir de manière débridée », constate David Dufresne [11]. Dans les quartiers populaires, l’expression « nettoyer au karcher » trouve ainsi une traduction immédiate : dégommer au flash-ball.
Affaire réglée : il n’est désormais quasiment plus de situation où le flash-ball ne peut être sorti. Les forces de l’ordre s’en privent d’autant moins que l’arme leur est présentée comme « non létale » – sous-entendu, sans réel danger (voir encadré en bas de page). Et qu’elles y sont largement encouragées par le pouvoir : promus ultime rempart face à la barbarie, les policiers bénéficient du soutien sans faille d’un chef de l’État mélangeant allégrement les rôles. « On n’a jamais vu un président de la République se comporter autant en ministre de l’Intérieur. En théorie, la fonction présidentielle est censée s’adresser à tous, se placer au-dessus des éventuelles mêlées ; mais Nicolas Sarkozy ne parle qu’au nom des flics. Il est probable que, dans un tel contexte, certains policiers se sentent plus en confiance pour agir de manière débridée », constate David Dufresne [11]. Dans les quartiers populaires, l’expression « nettoyer au karcher » trouve ainsi une traduction immédiate : dégommer au flash-ball.
Les banlieues pour laboratoire
Un pan essentiel de l’histoire française du flash-ball se joue dans les banlieues, chacune de leurs explosions permettant d’élargir le spectre de son utilisation. Les révoltes d’octobre-novembre 2005 servent à ainsi justifier l’extension de l’usage de l’arme à toutes les « violences urbaines ». Et celle de novembre 2007, à Villiers-le-Bel, est l’occasion d’une « montée en gamme » dans l’équipement des forces de l’ordre, qui vont progressivement être munies d’un nouveau modèle, plus puissant. « Il faut aller beaucoup plus vite sur les dotations en armes non létales », pousse à la roue Nicolas Sarkozy, qui vante, dès le calme revenu, la « nouvelle génération » des lanceurs de balles de défense et invite les forces de l’ordre à s’équiper du LBD 40 [12], fabriqué par l’armurier suisse Brügger & Thomet. « N’hésitez pas à l’acheter.[…] J’assumerai le débat devant l’opinion publique. [13] »
Pour le locataire de l’Élysée, le LBD 40 n’a que des avantages. Presque silencieuse [14] et dotée d’un viseur électronique, l’arme a surtout une portée beaucoup plus longue que le flash-ball utilisé jusque-là – une quarantaine de mètres contre une dizaine. En clair, il est plus discret et plus puissant ; il s’agit d’ailleurs, à la différence du modèle vendu par Verney-Carron, de l’adaptation directe d’une arme de guerre.
Une véritable course en avant, donc. Et non une évolution nécessaire, comme le prétend – parfaite incarnation d’un traitement médiatique complaisant – un reportage de France3 [15] : « Un cap a été franchi ce soir-là, à Villiers-le-Bel. Victimes de tirs d’armes à feu ou de fusées de détresse, la police doit garder une certaine distance face aux projectiles. Leur flash-ball, à plus de quinze mètres, sont inefficaces. Vulnérables, ils deviennent alors une vraie cible, dramatise la voix off. Il était urgent pour la direction de la police de repenser la protection de ses hommes. » Et un sous-directeur du ministère de l’Intérieur d’appuyer la démonstration : « Nous nous sommes rendus compte à Villiers-le-Bel que nous avions besoin d’une arme qui permette de tirer plus loin et de manière plus précise. »
Une véritable course en avant, donc. Et non une évolution nécessaire, comme le prétend – parfaite incarnation d’un traitement médiatique complaisant – un reportage de France3 [15] : « Un cap a été franchi ce soir-là, à Villiers-le-Bel. Victimes de tirs d’armes à feu ou de fusées de détresse, la police doit garder une certaine distance face aux projectiles. Leur flash-ball, à plus de quinze mètres, sont inefficaces. Vulnérables, ils deviennent alors une vraie cible, dramatise la voix off. Il était urgent pour la direction de la police de repenser la protection de ses hommes. » Et un sous-directeur du ministère de l’Intérieur d’appuyer la démonstration : « Nous nous sommes rendus compte à Villiers-le-Bel que nous avions besoin d’une arme qui permette de tirer plus loin et de manière plus précise. »
Les banlieues jouent ici un double rôle : elles permettent d’expérimenter autant que de justifier les nouveaux armements. Parfait repoussoir, elles valent légitimation de la radicalisation du maintien de l’ordre ; abandonnées de tous, elles constituent un parfait et discret laboratoire pour l’usage de nouvelles armes. « La ’bataille de Villiers-le-Bel’ s’inscrit dans la campagne intérieure engagée en 2005, note Mathieu Rigouste [16]. Le pouvoir y expérimente des techniques, des matériels, des projections de force. » Lesquels se trouvent ensuite généralisés à l’ensemble du territoire et appliqués à toutes les situations de conflictualité. Si son acte de naissance officieux peut être localisé à Villiers-le-Bel, le LBD 40 est destiné à « se substituer », à terme et partout en France, au flash-ball ancienne génération. Au grand dam de ceux qui en ont été victimes et y ont laissé un oeil – par exemple, Pierre à Nantes en 2008 ou Geoffroy en octobre 2010 à Montreuil. Au grand dam, même, de la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS) – pourtant loin d’être une institution gauchiste... – qui s’inquiète dans un avis rendu en octobre 2008 des potentielles « conséquences dramatiques » de l’utilisation du lanceur de balles de défense. Et qui s’interroge sur « la compatibilité de l’usage d’une telle arme dans le cadre d’une manifestation qui implique une proximité des manifestants et de la police ».
Radicalisation policière
L’usage répété du flash-ball ne saurait non plus se comprendre sans la prise en compte de cette mentalité policière si particulière, largement exacerbée depuis l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy. Davantage que d’esprit de corps ou de corporatisme, il s’agit d’une énième mouture du Nous contre tous, favorisée par « l’impunité de fait [17] » dont bénéficient les policiers quand ils outrepassent le cadre légal fixé à leur mission. Les forces de l’ordre se sentent en guerre, se vivent en première ligne – combattants incompris et mal aimés. « La situation est critique, ose ainsi Frédéric Lagache, secrétaire général adjoint du syndicat de police Alliance. On va bientôt arriver à l’Intifada dans les banlieues, et on n’arrivera plus à contrôler la situation. » Conséquence de cet état d’esprit : ceux qui se pensent guerriers tirent sans se poser de questions, ne s’embarrassant guère de scrupules.
Les discours des syndicats policiers donnent une parfaite indication de cet état d’esprit. Peut-être parce qu’ils sont partiellement à l’origine de son adoption [18], les représentants syndicaux dénoncent unanimement toute remise en cause de l’usage des lanceurs de balles de défense. En juillet 2009, quand les Verts se saisissent du cas de Joachim Gatti et déposent un projet de loi « visant à interdire l’utilisation par la police nationale des flash-balls et des pistolets à impulsion électrique (Taser) », le syndicat Alliance Police nationale contre-attaque avec hargne, avertissant qu’il « n’acceptera jamais l’instrumentalisation de notre institution par ceux-là mêmes qui paraissent être dans l’incapacité d’y répondre » [19]. Et quand, en mars 2010, la CNDS pointe l’usage « pas indispensable et disproportionné à la menace » du flash-ball contre le même Gatti, le syndicat Synergie Officiers pond un communiqué vengeur pour fustiger « les bobos politisés » de la commission. Il conclut en proposant « que le siège douillet de la CNDS, sis au VIIe arrondissement de Paris, soit transféré aux Mureaux ou à La Courneuve, afin que ses représentants soient plus imprégnés de la réalité du terrain dont ils prétendent juger les protagonistes ». La ligne de démarcation est clairement tracée, y compris à l’intention des institutions de l’État : du côté des « voyous » dénoncés par le président ou avec les protecteurs de l’ordre, du côté de ceux qui canardent ou avec ceux qui se font canarder. Il ne saurait y avoir de juste milieu.
Militarisation du maintien de l’ordre
Des soldats en armes patrouillant dans les rues de Villiers-de-Bel ou entre les blocs de la cité des 4 000 ? Une hypothèse de moins en moins improbable, préparée de longue date par les plus furieux des tenants de l’ordre sécuritaire ; ceux-là rêvent d’envoyer l’armée dans les quartiers populaires [20]. La situation a déjà été largement pensée et préparée, révèle Hacène Belmessous dans Opération banlieues, et d’aucuns n’espèrent plus qu’un nouvel embrasement pour pouvoir missionner les militaires dans les cités dites sensibles. Une éventualité largement rejetée par l’armée, peu désireuse de se lancer dans de très hasardeuses opérations de pacification intérieure. L’institution militaire rechigne à s’en donner les moyens, freinant notamment des quatre fers et du képi à l’idée de travailler sur la problématique des armes dites sub-létales. « Cette question [de l’intervention militaire] est un peu taboue à évoquer. On ne fait d’ailleurs rien non plus pour l’étudier, de façon à ne pas avoir à nous adapter à ce type de situation, explique ainsi Michel Goya, directeur du domaine des nouveaux conflits à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire [21]. Je vous donne un exemple : il y a eu toute une réflexion sur l’emploi des armes non létales. Ce qui a freiné le développement de ces armes, c’est que si on commence à anticiper nous-mêmes ce type de réflexion, cela facilitera notre emploi dans les banlieues. Et ça, on n’en veut pas du tout. » Les militaires comme dernier rempart : qui l’eut cru ?
Si l’armée rechigne à se lancer dans la pacification intérieure, elle n’a par contre aucune influence sur un phénomène en cours : la militarisation du maintien de l’ordre. Une évolution notable, qui se traduit notamment dans les discours du chef de l’État - « C’est une véritable guerre que nous allons livrer aux trafiquants et aux délinquants », a promis celui-ci en juillet dernier – dans l’organisation des CRS (par binômes, sur un mode militaire d’intervention en petits groupes) ou dans l’armement. Le LBD 40 peut être « utilisé aussi bien comme une arme à létalité réduite que pour des opérations militaires », pavoise ainsi son fabricant, lequel insiste sur la possibilité de le charger avec « des munitions de guerre dans l’intérêt de la sécurité et bien sûr dans d’éventuelles situations de combat ». Quant aux policiers, ils se vivent soldats : « On note dans la police francilienne une forme de communion de langue avec le lexique militaire, c’est-à-dire cette certitude démesurée, euphorique même, d’avoir une fonction anticipatrice : elle se projette comme un corps sécuritaire à caractère civil, mais qui développe des signes distinctifs militaires », remarque Hacène Belmessous, qui établit un parallèle avec la police nationale israélienne, considérée comme partie prenante des forces de défense.
Procédures de la police et équipements de l’armée (ou vice-versa) se mêlent peu à peu. Pour conséquences, la militarisation de la première et la paramilitarisation de la seconde. Tout se mélange, s’imbrique, explique Mathieu Rigouste [22] : « Il y a hybridation effective dans plusieurs domaines. Des techniques, des personnels et des matériels issus des mondes policiers et militaires s’échangent et/ou fusionnent. (..) On distingue de moins en moins bien les domaines de la guerre et ceux du maintien de l’ordre. »
Jusqu’aux blessures des victimes de lanceur de balles de défense qui renvoient au champ militaire : deux études médicales conduites en France [23] ont ainsi établi un parallèle entre les dommages corporels causés ici et ceux provoqués par les balles en caoutchouc ou en plastique utilisées dans des zones de guerre, en Irlande du Nord ou dans les Territoires occupés. Usages para-militaires pour cibles civiles : la chose vaut parfait indice de ce qui se joue, le contrôle et la mise au pas des ennemis internes de l’État par le biais de nouvelles technologies d’armement.
Jusqu’aux blessures des victimes de lanceur de balles de défense qui renvoient au champ militaire : deux études médicales conduites en France [23] ont ainsi établi un parallèle entre les dommages corporels causés ici et ceux provoqués par les balles en caoutchouc ou en plastique utilisées dans des zones de guerre, en Irlande du Nord ou dans les Territoires occupés. Usages para-militaires pour cibles civiles : la chose vaut parfait indice de ce qui se joue, le contrôle et la mise au pas des ennemis internes de l’État par le biais de nouvelles technologies d’armement.
Trésor de guerre
Une guerre, donc. Le nerf en est – très classiquement – l’argent. Rien d’étonnant : le maintien de l’ordre est d’abord un gigantesque marché, à l’échelle de la planète ; multinationales de l’armement et officines de sécurité diverses s’en partagent le gâteau autant qu’elles se livrent à une féroce concurrence. Avec la fin de la Guerre froide, leurs commandes se réduisant de façon notable, celles-ci se sont réorientées vers la sécurité intérieure. Milipol, le salon parisien exclusivement consacré au maintien de l’ordre (au sens large), a ainsi vu le nombre de ses exposants augmenter considérablement : ils étaient 246 en 1990 quand l’édition 2009 en a réuni 887.
Face aux débouchés d’un marché lucratif, les marchands de mort soft se démènent pour placer leurs produits, font des pieds et des mains pour imposer leurs trouvailles... bref, ils pèsent d’un poids certain sur l’évolution du maintien de l’ordre. « Au nom de l’efficacité dans la lutte contre l’insécurité, policiers, gendarmes et militaires sont de plus en plus soumis aux impératifs des ’marchands de sécurité’, dont ’le business’ prospère grâce à l’action résolue des ministres comme de nombreux élus locaux », écrit Hacène Belmessous. En 2010, l’État français a ainsi acquis cinq cents LBD 40, pour un montant d’un peu moins d’un million d’euros ; la même somme a été consacrée à l’acquisition de munitions pour les lanceurs de balle de défense. Des investissements en nette progression : un million d’euros, c’était peu ou prou le montant consacré à l’achat de 1 270 flash-balls de 2002 à 2005 – un budget alors étalé sur trois ans.
Ces postes de dépenses sont appelés à se multiplier en même temps que les industries d’armement redoublent d’innovations, toujours présentées comme indispensables. « Face à la radicalisation croissante de certaines franges de la population contre la police, tout est fait pour mieux protéger nos hommes », explique en novembre 2009 la Direction générale de la police nationale, avant de présenter les nouveaux équipements destinés aux forces de l’ordre. Parmi ces derniers, de nouvelles munitions pour les lanceurs de balles de défense : « Le LBD 40 pourra marquer à la peinture indélébile des manifestants violents pour mieux les appréhender. Ou les affaiblir grâce à la dernière trouvaille antiémeute, une munition incapacitante à base de poivre de Cayenne appelé à remplacer le lacrymogène », détaille avec enthousiasme Le Figaro en novembre 2009.
Mais la question du marché de l’armement ne se résume pas aux seules lignes budgétaires ou aux dernières innovations de quelques industriels. Bien davantage : elle est partie intégrante du maintien de l’ordre à la française, sous-tend l’évolution et l’organisation de ce qui est aussi (ou : d’abord) un produit d’exportation. Bénéficiant d’une réputation enviée et située dans le peloton de tête des spécialistes mondiaux du maintien de l’ordre (avec Israël et les États-Unis), la France se doit de préserver son rang en ce domaine pour rester compétitive à l’international. « Ces techniques-là, on les vend, il existe une véritable industrie de la répression, qui implique énormément d’argent. Le fait de faire du zéro mort, de pacifier, de faire coopérer différents dispositifs policiers […] : tout cela est mis en avant comme un savoir-faire national, un patrimoine technologique », précise Mathieu Rigouste [24], avant de poursuivre un peu plus loin : « Il faut comprendre que nous nous situons ici dans une optique transnationale, avec des dizaines de colloques et de conférences chaque année, où des spécialistes, des industriels et des gouvernants du monde entier se rencontrent et marchandent leurs répertoires techniques. »
À l’aune de cet immense marché en perpétuelle mutation, le lanceur de balles de défense est finalement anecdotique, arme destinée à se périmer avec l’apparition d’équipements encore plus efficaces. Ce qu’il dit du nouveau maintien de l’ordre à la française – tout en impunité policière et agressivité – a, par contre, bien peu de chances d’être démenti.
Non létale ? Sub-létale ? À létalité atténuée ? La multiplication des termes – il en existe d’ailleurs beaucoup plus que trois – dit assez le peu de confiance à leur accorder : les armes non létales (retenons ce terme-ci, pour l’exemple) sont des armes. Voilà tout. On peut tuer quelqu’un d’un coup de poing (sur son site, l’entreprise Verney-Carron vante justement son flash-ball qui « provoque à l’impact l’équivalent d’un KO technique »), tout autant qu’échouer à l’assassiner avec un couteau aiguisé.
Comme toutes les armes mensongèrement rangées dans cette catégorie, le tir d’un lanceur de balles de défense peut donc se révéler mortel. Un document (datant de de 2003) du Centre de recherche et d’études de la police nationale le rappelle : « Le système LBD présente des effets traumatiques dont la sévérité peut entrainer des lésions graves pouvant être irréversibles voire mortelles, lors de tirs jusqu’à cinq mètres au moins. Pour des distances de tirs comprises entre cinq et dix mètres, des lésions graves sont observées. » La justice est du même avis, qui a décidé de poursuivre pour « tentative d’homicide avec arme » un quidam ayant tiré au flash-ball - à bout portant et dans l’oeil droit – sur une chauffeuse de bus [25].
Si elle ne rend pas honneur à la réalité, l’utilisation de ces termes a par contre un évident effet pervers : elle incline ceux qui reçoivent dotation des armes dites non létales à ne pas trop se poser de question au moment d’en faire usage. « Des chercheurs canadiens ont démontré, en prenant l’exemple du pistolet à impulsions électriques, que plus on dotait les policiers de ces armes, plus on courait le risque qu’elles soient utilisées régulièrement », remarque David Dufresne. De cette utilisation régulière découle d’évidents dommages pour ceux qui sont dans le viseur, les plus graves de ces blessures étant alors abusivement qualifiées de « dérives ». « Je ne parlerais pas de dérive. Non que ces usages soient normaux puisque les textes encadrant l’utilisation de ce matériel les prohibent, précise par mail le philosophe Olivier Razac [26]. Mais parce qu’ils sont intrinsèques à ce nouveau type d’armes : ce sont des conséquences inévitables liées à l’introduction de ce matériel. »
[1] On appréciera les précautions de langage du procureur de la République adjoint de Marseille, Jean-Jacques Fagni, cité par l’AFP : « L’autopsie a révélé que la personne est décédée d’un oedème pulmonaire lié lui-même à un oedème cérébral. Tout cela fait suite à l’arrêt cardio-respiratoire qui avait été la conséquence, semble-t-il, du tir de flash-ball. [...] Pour l’instant, il est encore trop tôt pour indiquer si ce décès est dû uniquement au tir de flash-ball ou si il n’y avait pas aussi un état physique pré-existant propice à ce type de décès. » Qu’en termes diplomatiques, ces choses-là sont dites...
[2] Propos recueillis fin octobre 2010 à Toulouse.
[3] « Il a fallu attendre quatre jours que l’hématome dégonfle pour faire le diagnostic complet : décollement de la rétine et perte de la vue sur la quasi intégralité de l’œil droit. Aujourd’hui il me reste un peu de vision périphérique en bas (N.d.R : vision qui sert à distinguer les objets en mouvement), mais sinon, je n’y vois plus rien », explique Joan.
[4] Si l’appellation « flash-ball » est entrée dans l’usage courant, elle désigne en réalité une marque déposée de lanceurs de balles de défense, déclinée en plusieurs modèles par l’entreprise Verney-Carron. Il est donc incorrect d’utiliser le terme « flash-ball » à propos de la nouvelle génération de lanceurs de balles de défense, commercialisée par un autre fabriquant et dont l’État s’équipe à compter de 2008.
[5] Publié chez Hachette Littérature.
[8] Dans un entretien publié par Médiapart, le 24 janvier 2010 (accès payant).
[9] Extrait d’un texte de Joachim Gatti, lu le 13 juillet 2009 lors d’une manifestation de soutien à Montreuil.
[10] Cité dans un très complet article publié sur Mediapart : Flashball, le choix de l’arme (accès payant).
L’article peut être consulté gratuitement sur le très complet site du "27 novembre 2007", ICI.
L’article peut être consulté gratuitement sur le très complet site du "27 novembre 2007", ICI.
Par ailleurs, le journaliste David Dufresne a récemment mis en ligne, sur le site Owni, les huit circulaires qui ont peu à peu élargi les conditions d’emploi d’emploi du flash-ball : à consulter ICI.
[11] Lors d’un entretien réalisé par téléphone, à la fin du mois d’octobre 2010.
[12] « LBD » pour lanceur de balles de défense, « 40 » pour le calibre. Le canon fait 40 millimètres, quand celui du flash-ball Super-Pro de Verney-Carron en fait 44.
[14] Au contraire du flash-ball Super-Pro, beaucoup plus bruyant.
[17] La formule est empruntée à Amnesty International : dans un rapport publié en avril 2009 et intitulé France : des policiers au-dessus des lois, l’ONG dénonçait « l’impunité de fait » accordée aux agents de la force publique. Le rapport est consultable ICI.
[18] Après les très violents affrontements qui opposent, à Rennes en 1994, forces de l’ordre et marins-pêcheurs en colère, les syndicats lancent, souligne David Dufresne dans Maintien de l’ordre, « une offensive lobbyiste sur les autorités pour un renouvellement de l’équipement défensif et offensif (matraques électriques, flash-balls) ».
[19] Cité par Hacène Belmessous, dans Opération banlieues (La Découverte).
Par ailleurs, l’auteur a accordé un entretien à A11 : ça se passe ICI.
[20] On en trouvera parfaite illustration dans les propos de la chroniqueuse réactionnaire Élisabeth Levy, le 19 juillet dernier sur RTL, alors que s’embrasait le quartier grenoblois de La Villeneuve : « Enfin, on est en guerre ! On a des zones de guerre ! […] On a affaire à des caïds, à des malfrats, à des clients de Cour d’assise - d’accord ? - qui tirent sur les flics sans aucune hésitation - il y en a un qui meure, excusez-moi, je n’aurai pas une larme, j’en suis navrée mais c’est comme ça. […] Non, mais là maintenant, si vous voulez, il faut y aller avec l’armée ! »
[21] Cité, encore, par Hacène Belmessous.
[23] Largement commentées dans un article de Mediapart, Flashball : des médecins démontrent son extrême dangerosité (accès payant).
[24] Ibid cité.
[25] Le cas est rapporté par le blog « 27 novembre 2007 », animé par des proches et soutiens de Pierre, jeune homme qui a perdu un œil à Nantes suite à un tir de flash-ball. Le blog est une véritable mine d’informations sur la question des lanceurs de balles de défense, et détaille utilement la bataille menée par la famille de Pierre pour que le policier tireur soit poursuivi et que ces armes mutilantes soient interdites.
[26] Auteur notamment de L’Histoire politique du barbelé, d’abord publiée à La Fabrique puis rééditée chez Flammarion.
Par ailleurs, un entretien avec Olivier Razac, portant sur le taser, sera publié d’ici peu sur A11.