Le commissaire au droits de l'Homme du Conseil Européen, Nils Muižnieks, alerte sur la dangerosité des violences policières : (lire ici)
Les violences policières – une menace grave pour l’Etat de droit
Dans de nombreux pays européens, les policiers font bien trop souvent
un usage excessif de la force contre des manifestants, maltraitent les
personnes détenues, ciblent les minorités ou se rendent coupables
d’autres manquements. Ces comportements ont pour effet de saper la
confiance des citoyens à l’égard de l’Etat, la cohésion sociale et
l’efficacité du maintien de l’ordre, laquelle repose sur la coopération
entre la police et les populations locales.
Il est difficile de déterminer si les abus policiers sont devenus
plus fréquents dans certains pays ou si le problème est aujourd’hui plus
visible et mieux identifié. Les manifestations sont aujourd’hui
incontestablement plus nombreuses en Europe que par le passé,
confrontant les forces de l’ordre à de nouveaux problèmes. En outre, les
sociétés européennes sont plus diversifiées et les forces de police
tardent parfois à s’adapter à cette diversité. Dans d’autres cas, les
dirigeants politiques portent une lourde responsabilité, parce qu’ils
ont donné le feu vert aux abus policiers, que ce soit par des ordres
directs ou par la stigmatisation de certains groupes.
Un phénomène à multiples facettes
Ces derniers mois, l’Europe a connu plusieurs exemples flagrants
d’opérations de maintien de l’ordre qui, lors de manifestations, sont
allées au-delà de ce qui est acceptable à la fois sur le plan juridique
et éthique. En Ukraine, l’usage excessif de la force de la part de la
police contre des manifestants pacifiques, fin novembre 2013, a
considérablement nourri la contestation, et entraîné, depuis lors, une
augmentation du nombre des décès, à la fois parmi les manifestants et
les policiers. Après m’être entretenu avec de nombreuses victimes et
avoir examiné de multiples dossiers médicaux, j’ai noté une tendance
très nette à viser la tête et le visage, ce qui constitue une réponse
totalement inutile et disproportionnée. En lien avec les événements de
2013 au parc de Gezi, en Turquie,
j’ai eu connaissance de nombreuses accusations particulièrement graves
d’usage excessif de la force de la part de la police, notamment
d’utilisation excessive et injustifiée du gaz lacrymogène et
d’utilisation de grenades lacrymogènes en tant que projectiles. En
Ukraine comme en Turquie, la police a pris pour cibles, à de multiples
reprises, des journalistes et des personnels médicaux pourtant
clairement identifiables par leurs vêtements.
L’usage excessif de la force lors des manifestations et/ou des
arrestations n’est cependant que la partie émergée de l’iceberg.
D’autres formes d’abus policiers ont lieu à l’abri du regard du grand
public.
Le traitement des personnes détenues par la police en offre un
exemple édifiant. Les mauvais traitements, pouvant parfois entraîner la
mort, sont une réalité dans plusieurs Etats européens, comme l’attestent
les rapports du Comité européen pour la prévention de la torture et des
peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT). Ces traitements
prennent le plus souvent la forme de gifles, de coups de poing et de
coups de pieds, ou encore de coups portés sur diverses parties du corps
au moyen d’objets contondants (comme des battes de baseball). Le CPT a
noté que les accusations de violences policières concernent le plus
souvent des mauvais traitements infligés lors des interrogatoires en vue
d’obtenir des aveux ou de soutirer des informations.
La pratique des mises en garde à vue en Espagne me paraît
particulièrement préoccupante : dans ce pays, la détention au secret par
la Guardia Civil (la police nationale) est de longue date une pratique contestée qui, comme je le notais en 2013 dans mon rapport sur l’Espagne,
a donné lieu à de nombreuses violations des droits de l’homme
constatées par la Cour européenne des droits de l’homme et le Comité des
Nations Unies contre la torture.
Une autre forme grave d’abus policier est la violence envers les minorités, en particulier les Roms, et les migrants. En Grèce,
par exemple, des menaces et des mauvais traitements à motivation
raciste contre les migrants et les Roms, de la part de membres de la
police et des garde-côtes, sont signalés régulièrement. Le racisme
institutionnel joue aussi un rôle majeur dans le profilage ethnique,
entraînant des contrôles et des fouilles excessifs visant les minorités
et les migrants. Dans un rapport récent sur la France,
l’Open Society Justice Initiative a souligné l’impact extrêmement
négatif de cette pratique pour « des pans entiers de la population [qui]
ont le sentiment que, quoi qu’ils fassent, ils demeureront toujours des
citoyens de seconde classe ».
Il faut mettre fin à l’impunité
Il est du devoir fondamental des Etats européens de combattre
l’impunité pour les violations des droits de l’homme commises par des
membres des forces de l’ordre, afin de garantir que justice soit rendue
aux victimes, de dissuader à l’avenir d’autres abus policiers et de
renforcer la confiance des citoyens et leur coopération avec les forces
de l’ordre.
Il est de la plus haute importance que toutes les accusations d’abus
policiers fassent l’objet d’enquêtes effectives, afin que les
responsables soient identifiés et sanctionnés, comme l’exige la jurisprudence
constante de la Cour européenne des droits de l’homme. En outre, des
peines dissuasives doivent être imposées aux auteurs de violations
graves des droits de l’homme, conformément aux Lignes directrices du Comité des Ministres pour éliminer l’impunité pour les violations graves des droits de l’homme.
Malheureusement, de nombreuses enquêtes sur les violations des droits
de l’homme commises par des membres des forces de l’ordre sont
inefficaces, du fait que ce sont souvent des membres de ces mêmes forces
qui enquêtent sur les actes de leurs collègues, et parce qu’il existe
parfois un « code du silence » incitant ces agents à protéger l’un des
leurs. La création de mécanismes indépendants de plaintes contre la police, tels qu’il en existe au Royaume-Uni,
en Irlande et au Danemark, pourrait être l’une des solutions à ce
problème. Une autre option consisterait notamment à autoriser les
médiateurs nationaux à enquêter sur les plaintes visant des membres des
forces de l’ordre.
Les dirigeants politiques ont aussi une part de responsabilité
importante. Du fait de l’organisation hiérarchique des forces de
l’ordre, leurs membres sont souvent attentifs aux discours et aux
positions des responsables politiques, en particulier des ministres de
l’Intérieur. Lorsque des policiers condamnés pour des abus impliquant
des mauvais traitements sont graciés ou se voient infliger des sanctions
insuffisantes, cela produit un effet extrêmement dommageable pour la
confiance du public à l’égard des institutions de l’Etat. Les
responsables politiques devraient affirmer clairement que la
responsabilité des mauvais traitements s’étend aussi, au-delà des
auteurs eux-mêmes, à toute personne qui a – ou devrait avoir –
connaissance d’un mauvais traitement et qui ne fait rien pour l’empêcher
ou ne le signale pas.
Renforcer les protections et rétablir la confiance
Les Etats devraient élaborer des lignes directrices claires,
conformes aux normes internationales, sur l’usage proportionné de la
force par la police, y compris l’utilisation de gaz lacrymogènes, de gaz
poivré, de canons à eau et d’armes à feu lors des manifestations.
En outre, des mesures pratiques et facilement adoptables devraient
être prises : par exemple, les policiers anti-émeutes devraient avoir
l’obligation d’afficher leur numéro d’identification de manière à ce
qu’il soit visible de loin et ce numéro devrait être assez court pour
pouvoir être mémorisé et utilisé pour signaler les abus.
Par ailleurs, lors de la sélection, du recrutement et de la promotion
des policiers, une attention particulière devrait être accordée aux
signalements d’abus commis dans le passé, aux positions racistes et à la
capacité des individus à faire face à des situations de stress. Le
recrutement de policiers au sein des groupes minoritaires aiderait aussi
à réduire le risque de violences à motivation raciste et contribuerait à
ce que la police reflète mieux la diversité de la société. A cet égard,
une formation continue relative aux droits de l’homme offerte
systématiquement aux membres des forces de l’ordre, ainsi que l’adoption
et la mise en œuvre du Code européen d’éthique de la police de 2001 sont essentielles.
Les abus policiers sont, de longue date, un sujet de préoccupation,
mais ils ne sont en aucun cas une fatalité. Des moyens efficaces de
combattre ce phénomène existent et doivent être utilisés par les Etats.
Cet effort est indispensable si l’on veut rétablir la confiance du
public à l’égard des autorités étatiques et protéger les droits de
l’homme et l’Etat de droit.
Nils Muižnieks