Ce rapport se présente sous la forme d’un récit élaboré et appuyé sur de nombreuses annexes validant les informations utilisées. Ce rapport explique qu’au cours d’un mouvement social « jeune » et mal médiatisé, mais pour lequel la police nantaise avait déjà été sollicitée à de nombreuses reprises, les forces de l’ordre ont agi ce jour-là sans le discernement, ni la maîtrise nécessaires au maintien de l’ordre, causant des désordres et des dégâts illégitimes et inutiles. Nous ne nous substituons pas à la justice, et, au contraire, l’appuyons pour qu’elle puisse dire la vérité et les responsabilités dans ces violences policières survenues le 27 novembre 2007 dans le parc et aux abords du Rectorat de Nantes.
Le commandement de l’opération par le directeur de la Sécurité Publique de Loire-Atlantique en personne, la présence, au sein des forces de l’ordre, d’une grande majorité de policiers nantais, le discours très dur tenu postérieurement aux faits, entre dilution, dénigrement et menace, par les autorités concernées [police, préfecture, rectorat], l’emploi d’une méthode policière analogue le lendemain même de la manifestation, devant le lycée privé nantais Saint Jean Baptiste de la Salle, le mercredi 28 novembre, en début d’après-midi, où de nouveaux tirs de flashball sont observés contre des lycéens devant leur propre établissement, et alors même que les policiers ont connaissance des dégâts humains causés la veille, tout cela nous amène à poser la question de l’interprétation de ces violences.
1. Les forces de l’ordre nantaises [police en tenue, BAC, CRS-CDI], sollicitées de manière excessive et inappropriée sur ce mouvement anti-LRU, nous semblent avoir été instrumentalisées pour clore un mouvement social déplaisant, cela aux dépens de leurs autres tâches et du service rendu à la population.
2. L’évolution des politiques de maintien de l’ordre depuis une dizaine d’années, appuyés sur une nouvelle idéologie, sur de nouveaux dispositifs et de nouveaux armements, nous laisse craindre que de tels faits ne soient de nature à se reproduire fréquemment si aucun correctif n’est apporté rapidement.
3. Enfin, nous constatons que l’expérimentation dans l’espace public de nouvelles armes dites non létales [flashball, lanceur de balles 40 mm], dans des situations où ni l’intégrité des biens, ni celles des personnes ne sont menacées, aboutit à des situations dramatiques, sans aucun rapport avec les missions confiées à la police.
C’est pourquoi ce rapport proposera des recommandations sur ces 3 points, afin que le droit de manifester demeure reconnu, conformément aux lois et aux usages, sur le territoire de la République.
Une manifestation comme tant d’autres
La manifestation nantaise du 27 novembre 2007 fait suite à de nombreuses autres manifestations contre le projet de loi LRU, survenues dans le mois qui a précédé, ainsi qu’à diverses brèves occupations de locaux universitaires, pour lesquelles la police est sollicitée à plusieurs reprises. La semaine précédente, le 20 novembre, une manifestation devant la présidence de l’Université a déjà fait l’objet d’une répression musclée, en début de semaine, la police a été appelée aux abords de certains lycées, le recteur ayant interdit la tenue d’assemblées générales dans les lycées. [annexe 1].
Le mardi 27 novembre, 3500 manifestants marchent dans les rues de Nantes. Partie à 15 heures de la place Bretagne, la manifestation s’est allégée, à mesure de son parcours devant différents symboles [préfecture, mairie, MEDEF]. Lorsque le cortège s’approche des facultés vers 16 h 45, il est réduit à un millier de manifestants. La consigne est donnée par les organisateurs, sans que cela soit prévu « officiellement » de se diriger vers le Rectorat – à Nantes, comme dans beaucoup de départements, l’usage est de ne pas déposer les itinéraires de manifestations, contrairement à la situation parisienne. Le rectorat, avec ses pelouses ensoleillées son grand parc arboré et ses immenses parkings, est un lieu habituel des manifestation liées à l’éducation, ayant connu de nombreux happening protestataires [annexe 2].
Un petit groupe de manifestants passe par la zone de la faculté des sciences et, rapidement, vers 16 h 30, profite d’une ouverture dans le grillage, alors en travaux, de l’enceinte du Rectorat. Pendant ce temps, la manifestation s’est avancée par le haut de la rue de la Morhonnière pour arriver directement face à l’entrée du parc du Rectorat. La tête de cortège, dont fait partie Pierre, rejoint les premiers manifestants et ils entrent ensemble par l’ouverture.
Des agents de la BAC ont doublé à pied le groupe des manifestants juste avant qu’ils n’arrivent au Rectorat. Certains de ces agents tentent de s’opposer à l’irruption des premiers manifestants par le grillage, mais ils renoncent bientôt, trop peu nombreux face à une centaine de manifestants avançant désormais dans le parc [annexe 10]. Les auteurs de ce rapport n’ont pas réussi à savoir qui a ensuite ouvert les grilles principales de l’entrée du parc du Rectorat, mais la réalité est que la majorité des manifestants - dont Bertrand, l’un des interpellés gardés à vue - entrent librement par les grilles principales ouvertes, devant les renforts de police qui n’interviennent, ni ne dissuadent qui que ce soit d’entrer.
On peut estimer à environ 300 le nombre de manifestants alors présents dans le parc du Rectorat, tandis que le gros de la manifestation reste stationné en dehors de l’enceinte, à l’entrée du parc du Rectorat, sur la voie publique.
Du statu quo à la provocation puis à l’agression
Les agents de la BAC, avec flasball, et quelques gardes-mobiles font alors barrage à l’avancée des manifestants vers le bâtiment principal du Rectorat situé au fond du parc. Un statu quo bon enfant se met en place pendant lequel on jongle, on joue de la cornemuse, on discute, on filme avec son téléphone portable, tandis que d’autres manifestants discutent avec Yves Monard, le directeur départemental de la sécurité publique, qui coordonne les trois corps maintenant présents dans le parc [CRS-CDI, BAC et gendarmes mobiles]. Dès ce moment, on remarque un policier masqué équipé d’un nouveau flashball jaune, présent également devant la présidence de l’Université le 20 novembre et devant le lycée privé Saint Jean Baptiste, le 28 novembre [annexe 13].
Alors que les manifestants sont stabilisés et ne cherchent pas à progresser davantage, les forces de l’ordre demandent aux manifestants des premiers rangs d’évacuer, mais ils n’utilisent ni mégaphone ni porte-voix et les ordres d’évacuation sont inaudibles au delà des premiers rangs. Les forces de l’ordre commencent, vers 16 h 55, un travail de contrainte pour évacuer les manifestants. Ceux-ci, très spontanément, se soudent coude à coude, bras dessus bras dessous, tout en reculant calmement [annexe 11]. Pris en sandwich entre les manifestants de l’arrière qui ne reculent pas assez vite par rapport au rythme imprimé par la police et les forces de l’ordre qui poussent et tapent avec matraques et tonfas, de nombreux manifestants trébuchent, crient et prennent peur.
Vers 17 h 10, les agents de la BAC, en civil, maintenant, nombreux, apparaissent comme très agressifs et énervés [annexe 11 et annexe 12] et provoquent les manifestants. Un des agents de la BAC braque un flashball noir, visant à hauteur de tête, pour intimider les manifestants pourtant regroupés et en train de reculer. Les agents de la BAC extraient du groupe compact plusieurs manifestants, les contraignent au sol et les menottent [annexe 11 et annexe 12].
Quelques minutes plus tard, les manifestants sont dehors, sur la voie publique. Les grilles du parc sont refermées par les policiers, l’une après l’autre, sans obstacles, vers 17 h 20. Les manifestants se tiennent tous désormais à l’extérieur du parc du Rectorat [annexe 10 et annexe 13]. Les forces de l’ordre sont présentes derrière les grilles, mais aussi à l’extérieur. Au moins un agent de la BAC est déjà passé par l’ouverture dans le grillage et se présente sur le côté du groupe de manifestants sorti de l’enceinte. [annexe 13]. Des policiers et gendarmes sont aussi présents, à proximité de leurs véhicules stationnés sur l’autre portion de la rue de la Morhonnière.
Le flashball comme arme d’attaque destinée à blesser
C’est au moment où les grilles viennent d’être refermées que Pierre, le jeune lycéen, est atteint par un tir de flashball dont il affirme qu’il a été tiré par le policier cagoulé avec son flashball jaune. Les auteurs de ce rapport n’ont pas d’images qui confirment ou infirment ce moment, mais le policier responsable de ce tir est connu et affirme lors d’une confrontation organisée par l’IGPN avoir tiré sur un manifestant. (Mais qui ne serait pas Pierre ?) [annexe 8]
Pierre est immédiatement déplacé par quelques manifestants et allongé tout près de l’entrée du rectorat [annexe 13]. Une infirmière travaillant à proximité dispense les premiers soins et les pompiers sont appelés. Des policiers s’approchent et prennent connaissance de la gravité de la blessure.
Un autre tir de flashball est alors avéré par de nombreux témoignages, provenant du côté où sont positionnés désormais plusieurs agents de la BAC. Les manifestants sont alors séparés en deux groupes dont le plus important remonte la rue de la Morhonnière. Le plus petit groupe rejoint le gros de la manifestation par le côté de la rue, escorté par des policiers. Les pompiers arrivent, traversent le cortège, et évacuent Pierre ainsi que deux autres manifestants blessés. Cinq manifestants sont mis en garde à vue au commissariat central de Nantes. Les manifestants se dispersent, à l’exception d’un groupe qui va stationner devant le commissariat jusque vers 20 heures pour réclamer la libération des 5 interpellés.
Les journalistes présents attestent, dès le lendemain, par la qualité de leurs récits, leur présence au cœur de la manifestation, ainsi que celle des photographes de presse, de la réalité des faits [annexe 3 et annexe 4]. Donnant la parole à l’ensemble des protagonistes, ils mettent aussi en évidence le discours des autorités responsables [police, préfecture, rectorat]. Celui-ci fait partie intégrante du problème tant il justifie les faits, tout en les minimisant et leur donnant un caractère de très grande banalité [annexe 4].
Les conséquences, réactions et suites judiciaires
La blessure de Pierre se révèle très grave. Il risque de perdre définitivement la vision de son œil droit [annexe 5].
La garde à vue des 5 manifestants est prolongée au maximum, sans que les auditions ne le justifient, dans des conditions déplorables, pieds nus dans des cellules maculées d’excrément et d’urine [annexe 6]. Selon leur âge, sexe et antécédents, les gardés à vue font l’objet de procédures judiciaires éclatées – libération simple, rappel à la loi, renvoi en correctionnel, plaider coupable – traduisant bien le caractère aléatoire des interpellations et celui construit de leurs traitements judiciaires .
De nombreux articles paraissent dans la presse locale, avec un traitement plus particulièrement attentif de la part du journal Presse-Océan, mais pas ou peu d’articles dans la presse nationale. [annexe 3].
De nombreux syndicats et associations protestent contre les violences [annexe 7]. L’intersyndicale enseignante nantaise a demandé une entrevue au préfet et au recteur sur cet événement, demeurée pour l’instant toutes deux sans effet [annexe 7].
Le mercredi 28 novembre, le blocus des jeunes lycéens du lycée De la Salle est évacué par les forces de l’ordre et donne lieu à un tir de flashball jaune, attesté par un film vidéo, par un policier cagoulé manifestement en dehors des normes d’utilisation de ce type d’arme. [annexe 7 et annexe 13].
Ce même mercredi 28 novembre, la procureure de la République de Nantes, Martine Valdès-Boulouque confie une enquête administrative à l’Inspection Générale de la Police Nationale, IGPN , service dont la compétence est nationale, qui exerce le contrôle de l’ensemble des services actifs et des établissements de formation de la police nationale. L’IGPN procède à des études et émet des propositions visant à l’amélioration du fonctionnement des services. Chargée de veiller au respect, par les fonctionnaires de police, des lois et des règlements et du code de déontologie de la police nationale, elle effectue les enquêtes qui lui sont confiées par les autorités administratives et judiciaires et qui se rapportent à cette mission.
Le jeudi 29 novembre, une manifestation silencieuse regroupant 4000 personnes proteste contre les violences policières et se regroupe devant l’hôpital de Nantes, pour soutenir Pierre.
Le vendredi 30 novembre, un long article paraît dans le quotidien Ouest-France vantant les mérites d’une pièce de théâtre avec policiers et « jeunes ». Extrait : « Provocations, violences, affrontements. On connaît les relations parfois obsessionnelles et rageuses des jeunes et des policiers dans les cités. À Nantes, patiemment, des associations s’échinent à maintenir la discussion. Jusqu’à faire monter sur scène un commissaire, un gardien de la paix et des ados » [annexe 3]. Le commissaire s’appelle Laurent Dufour, commissaire principal au commissariat de Waldeck-Rousseau à Nantes. La distorsion entre la communication à destination des médias et la réalité des pratiques devient ici particulièrement troublante.
Le samedi 1er décembre, tôt le matin, une marche silencieuse est organisée pour protester contre les violences policières. Elle regroupe 500 personnes dont des lycéens, des étudiants, mais aussi des parents et des syndicalistes. Cette manifestation est organisée dans le plus grand flou, dans un contexte de démobilisation syndicale.
Dans les jours qui suivent, la Ligue des Droits de l’Homme de Nantes assure une présence auprès de manifestants jeunes et peu au fait de leurs droits. La LDH recueille des dizaines de témoignages qui serviront à faire la lumière sur les violences policières au cours des différentes plaintes et procès qui suivront [annexe 15 et annexe 14]. Ces témoignages ont été remis à l’IGPN et au procureur de Nantes.
Le 17 décembre 2007, sur la proposition des parents de Pierre, le sénateur François Autain saisit la Commission Nationale de Déontologie et de Sécurité (CNDS). Les auditions commencent en février 2008 [annexe 8].
Le 4 février 2008, Bertrand est convoqué au tribunal pour rébellion le 27 novembre 2007. Défendu par Maître De Oliveira, son procès est l’occasion d’entendre une partie du récit policier et de prendre connaissance des éléments factuels qu’il apporte aux thèses du présent rapport. Le 11 février, il est relaxé.
Lors des vacances scolaires de février de la zone de Nantes, Pierre est interrogé par l’IGPN, opéré à la clinique Sourdille de Nantes et interrogé par la CNDS à Paris.
Lors de l’audition par l’IGPN, le policier cagoulé présent dans la manifestation est confronté à Pierre. Il affirme qu’il n’a tiré qu’une seule fois et sur un jeune homme en sweet gris clair qui aurait envoyé de « gros pavés » et qu’il a touché ce jeune homme à la tête alors qu’il se relevait. Cette version est totalement contredite par Pierre car son habillement ne correspond pas à ce signalement. [annexe 8]
Le 3 mars, Eric Le Douaron, responsable national de la sécurité publique, écrit, en réponse à l’interpellation d’une citoyenne, que les armes non-létales ont été utilisées « dans le respect des textes en prévoyant l’utilisation. », que « dix policiers ont été blessés, ce qui laisse présumer de l’intensité des attaques dont ils ont été victimes », et qu’« en aucun cas (Pierre) n’a perdu l’usage de son œil, étant seulement touché au niveau de l’arcade sourcilière ». [annexe 9] Trois contre-vérités que ce dossier démontrent aisément, la toute première étant que Pierre est très gravement touché à l’œil. [annexe 5]
Yves Monard, Commissaire Central de l’agglomération nantaise, responsable des forces de police lors de la manifestation écrit également : « un manifestant, lanceur de pierres, âgé de 17 ans, a été malheureusement blessé à l’œil. » [annexe 9]
En mai 2008, un nouveau procureur est nommé, M. Ronsin. Au 10 mai 2008, la famille attend toujours que le procureur donne son avis : « classé sans suite » ou « poursuites des policiers avec nomination d’un juge ».
À cette date du 20 mai 2008, la famille n’a encore obtenu aucun élément d’information ou de conclusion de la part du procureur et de l’IGPN.