enquête sur les violences policières de juillet
09 Décembre 2009 Par
Carine Fouteau
Le 8 juillet 2009, dans un quartier de Montreuil-sous-Bois, un manifestant est atteint en plein visage d'une balle de flashball tirée par un policier. Hospitalisé à la suite de l'impact, Joachim Gatti, réalisateur de 34 ans, perd un œil. Cet événement, qui s'inscrit dans une longue série de blessures à la tête à Nantes, Toulouse, Neuilly-sur-Marne ou encore Villiers-le-Bel, provoque un mouvement de protestations inédit.
Entre autres, des cinéastes signent une pétition dénonçant la «spirale de la répression» et l'«arbitraire opaque» de la police. «Nous ne comptons pas rester dans le silence», écrivent-ils. En écho à cet engagement, Mediapart diffusera, à partir de jeudi 10 décembre, une quarantaine de films dont l'intention est de répondre collectivement à un flagrant délit de violence policière.
Retour sur les faits. À 6 heures du matin, ce mercredi de juillet, l'ancienne clinique située à la Croix-de-Chavaux, occupée depuis six mois, est évacuée sur ordre de la préfecture de Seine-Saint-Denis. Le lieu, inutilisé par son propriétaire, sert de logement à une vingtaine de personnes et accueille des projections de films, des concerts, une permanence sur les droits sociaux et la rédaction d'un journal. Selon des témoins, l'expulsion a lieu «dans le calme». Les agents du RAID participent à cette opération à l'occasion de laquelle le quartier est «quadrillé pendant deux heures».
En début de soirée, les résidents et leurs soutiens organisent, à l'entrée de la rue piétonne de la ville, un rassemblement sous la forme d'une «cantine de rue», avec distribution gratuite de gnocchi. La situation dégénère à proximité de l'ancienne clinique. Des feux d'artifice et des pétards sont lancés, les manifestants s'y rendent. Les forces de l'ordre interviennent et tirent avec leurs flashballs. Joachim Gatti tombe à terre, sans recevoir de secours de la part des policiers.
Sur la brèche, la préfecture communique dès le lendemain. Elle évoque des «tirs de projectile» et «trois arrestations» mais nie d'abord la présence de blessés. Puis, revenant sur sa version initiale, elle déclare qu'«il n'y a pas de lien établi de manière certaine entre la perte de l'œil et le tir de flashball». Sur Mediapart, une militante du Groupe d'information et de soutien des immigrés (Gisti) raconte ce qu'elle a vu: «Il n'y a eu aucune bagarre ou confrontation avec la police, aucune sommation. Ils étaient à cinq mètres (des manifestants) et ils ont tiré plusieurs fois avec leurs flashballs. Cinq personnes (ont été) touchées, toutes au-dessus de la ceinture.»
Transmis fin juillet au juge d'instruction après l'ouverture d'une information judiciaire par le parquet de Bobigny, le rapport de l'Inspection générale des services (IGS) n'émet aucun doute sur le lien de cause à effet. D'après nos informations, il apparaît non seulement que, selon le commissaire principal, «les fonctionnaires (de police) n'étaient pas habilités à faire usage de leur flashball (ce soir-là) compte tenu de la nature du service» – à savoir du maintien de l'ordre – mais aussi qu'ils n'ont pas respecté les consignes d'utilisation – les distances de sécurité et les parties du corps à éviter.
D'autres éléments avancés par la «police des polices» mettent à mal l'hypothèse de la légitime défense: alors que la préfecture évoque des jets de projectiles, l'IGS rapporte le témoignage d'un lieutenant selon lequel «les circonstances ne rendaient pas l'usage du flashball nécessaire». Au nombre d'une trentaine, les policiers n'étaient pas non plus en sous-effectif. Quatre tirs ont été répertoriés et au moins deux tireurs identifiés, ce qui contredit le scénario d'une responsabilité individuelle.
Selon plusieurs témoins interrogés par Mediapart, «les policiers n'avaient aucune raison de se sentir menacés. Ils ont tiré, non pas pour se défendre, mais pour faire peur, pour obliger les gens à rentrer chez eux». La question de la non-assistance à personne en danger mérite d'être posée: interrogé par l'IGS, le pompier ayant porté secours au blessé confirme qu'à aucun moment il n'a eu affaire aux policiers. Malgré la requête d'Irène Terrel, l'avocate de Joachim Gatti, le procureur n'a pas retenu cette infraction.
À la suite de l'enquête, un des fonctionnaires de la brigade anti-criminalité (BAC) est mis en examen, fin septembre. En attendant son procès, il n'est plus autorisé à porter d'armes, mais il continue à patrouiller. Malgré la désignation d'un suspect, l'affaire est loin d'être close. Au moment où les pouvoirs publics cherchent à accréditer la thèse d'une «menace anarcho-autonome» en France, une question majeure reste en suspens: qu'est-ce qui était visé par la police ce soir d'été à Montreuil?
Cinq jours après les tirs de flashballs, des habitants de la ville, de tout âge et de tout horizon, se regroupent à nouveau pour protester contre les violences policières. Un texte de Joachim Gatti est lu au mégaphone: «C'est bien nos gueules qu'ils visaient, c'est bien nos gueules qu'ils voulaient casser.»
Ce qui lui est arrivé, dit-il en substance, n'est pas le résultat d'une «bavure» mais d'une volonté de réprimer un mode de vie contestataire: «Il y a cinq jours, j'ai perdu mon œil droit. Il faisait nuit sur la place du marché. Nous étions ce jour-là descendus dans la rue pour dire que nous resterions là, pour dire que ce que nous avons commencé à construire à la clinique occupée, nous le continuerons. Nous avons commencé par des gnocchi, des centaines de gnocchi, confectionnés dans une autre maison occupée dont l'expulsion est imminente, elle aussi. On a posé quelques banderoles, on a sorti les grandes casseroles, et voilà que la rue piétonne n'était plus tout à fait la même. On l'habitait, comme on a habité la clinique, comme partout nous essayons d'habiter, d'être présents au monde, à la ville, au quartier où nous vivons, à ceux qui nous entourent, à nous-mêmes. Présence, quand partout on voudrait notre absence, absence à la politique, au social, aux soins, à la culture, bref à la société. Présence, quand il devient toujours plus difficile de se loger, de se nourrir, de se soigner, de se déplacer. Présence, quand une partie d'entre nous est traquée au quotidien, dans le métro, à la sortie du boulot, dans leur maison (...)»
Lors des rassemblements des 8 et 13 juillet, tracts et banderoles, d'un côté, paroles policières, de l'autre, témoignent d'une lutte pour occuper l'espace public, comme le montrent les enregistrements vidéo diffusés sur Internet. Aux slogans des manifestants, «Police hors de nos quartiers», «Police partout, justice nulle part», répondent les ordres des policiers, «Reculez derrière la ligne, reculez derrière la ligne!», et leur cri de victoire, «On tient la rue, les gars, on tient la rue !"
Le fantasme de l'«ultra-gauche»Cette confrontation s'inscrit dans une tension récurrente à Montreuil, notamment autour des arrestations de sans-papiers. Un exemple, parmi d'autres: au printemps 2008, des «déambulations festives» sont organisées à l'initiative de l'Assemblée de Montreuil contre les expulsions. Chaque semaine, des manifestants circulent dans la ville, au départ de foyers de travailleurs immigrés pour informer les habitants de la mise en place d'un «numéro d'urgence anti-rafle». En créant une chaîne téléphonique, ce dispositif permet d'alerter tout un réseau de personnes susceptibles de se mobiliser rapidement.
Le 4 juin, un sans-papiers est interpellé dans une cabine téléphonique à proximité de la rue Rochebrune, là même où un cortège se prépare à partir. Les participants dévient vers le commissariat pour demander sa libération. Les policiers font usage de la force (coups de matraques, bombes lacrymogènes, tirs de flashballs) et interpellent huit manifestants, dont trois en situation irrégulière. Cinq personnes sortent libres du commissariat, à la suite de l'intervention de Dominique Voynet, maire (Verts), mais les sans-papiers sont maintenus en garde à vue et poursuivis. L'un d'entre eux a pourtant été la cible d'un tir de flashball qui l'a atteint au bas-ventre. Aucun policier n'est inquiété dans cette affaire.
La Commission nationale de la déontologie de la sécurité, autorité administrative indépendante, est sollicitée. Dans un avis du 1er décembre 2008, elle dénonce des «blessures injustifiées» et un usage de la force «disproportionné». Les propos qu'elle rapporte du commissaire de la ville donnent des indications sur l'état d'esprit des forces de l'ordre le 8 juillet 2009: ce fonctionnaire de police se plaint de l'existence à Montreuil d'un «noyau très actif de militants» qu'il qualifie de «gens de l'ultra-gauche». Il met en cause leurs modes d'action, qui «gênent» les policiers lorsque ceux-ci procèdent à des contrôles d'identité. Il évoque également ses «mauvais» rapports avec la maire, «en raison du soutien qu'elle a apporté aux manifestations et au sentiment hostile à la police qu'elle a manifesté».
Un an plus tard, le tribunal correctionnel de Bobigny prononce la relaxe pour les mises en examen de violences et de dégradations, ne retenant que la participation à une manifestation non autorisée. Le délibéré, donnant raison à la défense, est rendu le 26 juin 2009. De quoi exaspérer les forces de l'ordre locales, deux semaines avant le tir de flashball dont a été victime Joachim Gatti. De quoi alimenter aussi le fantasme: le 28 mai 2009, Julien Coupat, désigné par Michèle Alliot-Marie, lorsqu'elle était ministre de l'intérieur, comme le chef de file d'un groupe «appartenant à l’ultra-gauche, mouvance anarcho-autonome», est libéré de la prison de la Santé. Il se voit imposer un contrôle judiciaire l'obligeant à aller pointer une fois par semaine au commissariat de... Montreuil.Des manifestations contre la politique du gouvernement (pouvoir d'achat, université, logement) aux face-à-face quotidiens dans les cités, les cas documentés de mutilations au visage, au moins une dizaine depuis quatre ans, signalent une banalisation d'un usage «disproportionné» du flashball. Outre la dangerosité de cette arme dite à «létalité réduite», ils illustrent le black-out de l'administration sur ses conditions d'emploi et la difficulté des blessés à obtenir réparation.
Malgré deux ans de «bâtons dans les roues», Luc Douillard ne baisse pas les bras. À 16 ans, son fils a été atteint à l'œil lors d'un défilé organisé contre la loi Pécresse à Nantes en novembre 2007. «Non seulement la procédure judiciaire n'avance pas, indique-t-il, mais en plus on n'arrive pas à avoir d'informations précises sur ces armes. L'administration refuse systématiquement de répondre à nos questions. Du coup, on essaye de rassembler le plus de données possibles par nos propres moyens. Cette absence de transparence est inacceptable.» Sur un blog, il répertorie les tirs hors du cadre légal, tout en pointant, en le regrettant, que «beaucoup de cas ne sont pas connus». Il prend contact avec les uns et les autres, dans le but de «se fédérer pour que ça n'arrive plus». Et plaide pour l'interdiction du flashball dont il dénonce un «usage de la terreur». «Lors de la mobilisation au cours de laquelle notre fils a été mutilé, ajoute-t-il, les policiers ont atteint leur but: après le tir, le mouvement s'est arrêté. On mutile un gamin et ça crée une frayeur, les gens n'osent plus sortir de chez eux.» À la violence de la blessure irréversible, s'ajoute la déception à l'égard de la procédure judiciaire. «Le tireur a été identifié, pourtant il n'est toujours pas mis en examen et peut continuer à se servir de son arme», regrette Luc Douillard, qui s'inquiète également du sort réservé à la hiérarchie du policier concerné.
Touché au visage lors d'une manifestation interprofessionnelle en mars 2009 à Toulouse, Joan Celsis attend lui aussi beaucoup de son procès, même s'il dit «ne pas se faire d'illusion sur le temps que cela va prendre»: «D'abord, je souhaite que le tireur soit identifié pour être confronté à lui, ensuite je veux que l'on m'explique pourquoi des policiers, qui n'étaient pas en danger puisque nous étions en train de nous disperser, ont jugé utile non seulement de tirer, mais en plus au-dessus de la ceinture.» «Il n'y a eu aucune sommation, poursuit-il, aucun tir de lacrymogène, on ne l'a pas vu venir. J'étais en train de me dire, c'est fini, on s'en va, et ça m'a fait comme un gros coup de poing.» «C'est sûr qu'il s'agit de nous faire peur, de nous décourager de sortir de chez nous pour manifester. Mais l'effet peut être inverse, ça crée aussi une solidarité et ça nous donne envie de ne pas nous laisser faire», conclut-il.