PAR LOUISE FESSARD
ARTICLE PUBLIÉ LE MARDI 22 JUILLET 2014 par MEDIAPART
Depuis la manifestation du 22 février 2014 contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes à Nantes, une trentaine de militants ont été interpellés et jugés, le plus souvent en comparution immédiate. Certains dossiers portent la patte évidente de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). « Il y a plein de non-dits dans ces dossiers», remarque un avocat.
ARTICLE PUBLIÉ LE MARDI 22 JUILLET 2014 par MEDIAPART
Depuis la manifestation du 22 février 2014 contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes à Nantes, une trentaine de militants ont été interpellés et jugés, le plus souvent en comparution immédiate. Certains dossiers portent la patte évidente de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). « Il y a plein de non-dits dans ces dossiers», remarque un avocat.
Si le dossier de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes est au point mort au plan politique, son volet répressif ne cesse, lui, de progresser. Depuis la manifestation du 22 février 2014 contre l’aéroport, une trentaine de militants ont été interpellés et jugés, le plus souvent en comparution immédiate. Quatorze ont été arrêtés le jour même de la manifestation, neuf lors d’un premier coup de filet le 31 mars, au lendemain des élections municipales, puis le reste au compte-gouttes dans les régions parisienne, nantaise et rennaise.
Le 22 février 2014, la manifestation contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes avait rassemblé entre 20 000 et 50 000 personnes. Aux abords du cortège, un commissariat, deux agences de voyages, une antenne du conseil général, un abribus et une agence de Vinci, le concessionnaire de Notre-Dame-des- Landes, avaient été mis à sac. La préfecture de Loire-Atlantique avait dénombré «130 policiers et gendarmes pris en compte par les services médicalisés des unités, 27 ayant dû être adressés au CHU» et «40 manifestants touchés à des degrés divers». Le ministre de l’intérieur Manuel Valls avait alors ravivé le feu de la menace de l’«ultragauche », en désignant comme responsables «un millier d’individus de l’ultra-gauche, ainsi que des Black Bloc, très violents». Le cabinet du préfet de Loire-Atlantique affinait : ces casseurs ont « le profil traditionnel de ceux qu'on rencontre sur la ZAD, allant de modérément à extrêmement violents avec des méthodes qui s'apparentent à celles des Black Bloc », nous expliquait-on.
Cinq mois après les faits, une cellule d’une douzaine de policiers de la sûreté départementale se consacre toujours à temps plein à l’enquête sur ces dégradations et violences. Selon le parquet de Nantes, les investigations se poursuivent et d’autres interpellations pourraient encore avoir lieu. « Nos équipes ont isolé les séquences, extrait des photos des différentes vidéos pour les envoyer aux différents services de police et de gendarmerie. Et puis nous avons envoyé la police technique et scientifique sur les différents lieux de saccages », a expliqué au Monde le directeur départemental de la sécurité publique, Jean-Christophe Bertrand.
Certains dossiers portent la patte évidente de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), l'ex-DCRI, qui a fourni des photos des Zadistes prises au moment des faits à la cellule d’enquête. C’est le cas pour R., 23 ans, déjà connu des services de police et condamné le 19 juin 2014 par le tribunal correctionnel de Nantes. Le renseignement intérieur a transmis une série de trois photos où l’on voit un jeune homme vêtu d’un bleu de travail et d’un masque à tête de mort, sortir de l’agence Vinci un fumigène à la main. D’autres images de BFM-TV montrent ce même homme aux côtés d’un manifestant taguant la façade de l’hôtel de ville. Certains clichés sont trompeurs : le jeune homme a en fait sorti le fumigène de l’agence pour éviter un incendie. Mais surtout, comment les policiers ont-ils réussi à l’identifier ? Son dossier judiciaire reste muet sur ce point.
L’enquêteur le décrit d’abord comme un « individu de type européen/nord-africain âgé de 20-25 ans ». Une déduction extralucide, au vu de la pauvre qualité des deux seuls clichés à visage découvert dont la police dispose. Le nom de famille du jeune homme est lui clairement « nord-africain » mais à ce stade, l’enquêteur n’est pas censé le connaître. Et puis, quelques lignes plus loin : «Mentionnons que les investigations entreprises ont permis d’identifier formellement cet individu », indique le procès-verbal. Quelles investigations ? Mystère. « Il y a plein de non-dits dans ces dossiers, regrette son avocat Me Pierre Huriet. Ce sont des dossiers à trous. Ont-ils utilisé un logiciel de reconnaissance faciale ? Était-il fiché par le renseignement intérieur comme beaucoup de ceux passés sur la ZAD ? » « Ici, contrairement aux enquêtes ordinaires, il semble que les photographies viennent appuyer a posteriori le profilage réalisé par la DGSI (ex-DCRI) », constate le comité de soutien des personnes interpellées.
Le récit de l’interpellation de R. le 27 mai 2014 à la sortie du CHU de Rennes est tout aussi elliptique. Les policiers nantais indiquent «avoir été avertis par la police de Rennes de (sa) présence au CHU nord en consultation » puis avoir foncé sur place. Les policiers rennais passaient-ils devant le CHU par hasard ? « Sauf à ce qu’il y ait eu une surveillance du renseignement intérieur, on ne comprend pas comment la police a été avertie de sa consultation au CHU », s’interroge Me Pierre Huriet. D’autant que le 17 juin 2014, la police nantaise est à nouveau très chanceuse. À 15h50, lors d’un contrôle routier sur le périphérique nantais, un équipage de la brigade anticriminalité tombe justement sur R., qui doit comparaître le surlendemain et se rend à Nantes pour rencontrer son avocat. Motif du contrôle ? À en croire le procès-verbal, la « vive allure » de la voiture « montée par cinq individus de sexe masculin et féminin » et des jets d’emballages par la fenêtre sont l’unique raison du contrôle. Mais les policiers semblent bien renseignés. Lorsqu’ils remarquent deux lampes frontales et un autoradio neufs, leur premier réflexe est d’appeler les magasins Décathlon et Feu vert voisins. Et bingo, le gérant du Feu vert vient juste d’être victime d’une tentative de vol d’un chargeur téléphonique par une personne dont le signalement correspond à l'un des passagers de la voiture. Ayant rattrapé le voleur sur le parking du magasin et récupéré son bien, le commerçant ne comptait pas déposer plainte mais il est chaudement incité à le faire par les policiers.
Les quatre passagers et la conductrice prennent la direction des geôles de garde à vue pour recel de vol. L’un d’eux, un autostoppeur britannique, est rapidement relâché. Les quatre autres, deux femmes et deux hommes dont R., sont poursuivis pour « association de malfaiteurs en vue de préparer un attroupement armé ». Dans la voiture, les policiers ont saisi un ordinateur, des disques durs, un pied-debiche, une pince Monseigneur, des talkie-walkie, six antivols, des affiches appelant à un rassemblement festif devant le tribunal pour le procès de R. Ainsi que plus d’un millier d’euros en liquide et le passeport d’un autre prévenu, G., depuis condamné à un an de prison ferme.
Une oreille parlante
Les enquêteurs ont buté sur un courriel appelant à une réunion le 27 avril pour «repenser plus collectivement la question de la force matérielle ». Il y était également question de chantiers pour « continuer à concevoir des armes pour la ZAD». « Le contrôle n’avait rien d’anodin : il a servi de prétexte pour fouiller le véhicule, où ils avaient toutes leurs affaires pour vivre, et voir ce qu’on pouvait leur mettre sur le dos, estime Me Pierre Huriet, l'un de leurs avocats. Au passage, les policiers ont saisi leurs ordinateurs et disques durs. Rien ne ressort de leur exploitation, mais la police a eu tout le loisir de les copier. »
L’« association de malfaiteurs en vue de préparer un attroupement armé » n’a pas tenu devant le tribunal correctionnel de Nantes qui, le 18 juillet, a partiellement relaxé les quatre prévenus (lire le reportage de Reporterre). Seul l’un d’eux a été condamné à six mois avec sursis pour avoir donné une fausse identité et tenté de voler un chargeur de téléphone. Pour les autres, n’est resté du dossier que le refus de donner leur ADN et leurs empreintes digitales. Ce qui leur a valu de trois à quatre mois de prison avec sursis. Une peine très sévère au regard de la jurisprudence locale. «Pour un premier refus, normalement c’est une amende avec sursis, remarque leur avocat. Le tribunal a montré que leur garde à vue était infondée, mais a jugé illégal et durement sanctionné leur refus de se soumettre aux prélèvements ADN.»
R. a lui été condamné le 19 juin à huit mois de prison avec sursis, 4 445 euros de dédommagement et une interdiction de séjourner en Loire-Atlantique pendant deux ans, pour dégradations sur l’hôtel de ville et participation « avec arme » – à savoir le fumigène – à un attroupement. Le tribunal a ajouté un mois de sursis pour avoir refusé de donner son ADN. «Le simple fait de détenir une arme dans le cadre d'une manifestation permet d'incriminer des personnes présentes sans qu'on ait besoin de démontrer clairement qu'elles ont lancé des objets», rappelle Me Luc Bourgeois, qui a défendu trois militants.
On retrouve les mêmes ellipses dans le dossier de G., un étudiant parisien de 29 ans, condamné le 16 juillet à dix-huit mois de prison, dont douze ferme et mise à l’épreuve. S’estimant victime d’une « répression politique », il a pris la fuite à vélo pendant que le tribunal délibérait et fait désormais l’objet d’un mandat d’arrêt. Là encore, les seuls éléments à charge sont des vidéos et des photographies émanant de la police ou transmises « de façon spontanée » par Ouest- France, selon le parquet cité par Libération. Déjà condamné en octobre 2010 par la cour d’assises d’Illeet- Vilaine à cinq ans de prison pour « vol à main armée » et «association de malfaiteurs », G. est accusé d’avoir chargé un barrage de CRS, descellé des pavés lancés sur les policiers et brisé à coup de marteaux la vitrine du voyagiste Fram.
Les images du dossier montrent un homme au visage dissimulé par un masque, des lunettes de protection et une casquette noire. Il n’apparaît le visage découvert que sur une seule image, une capture vidéo de mauvaise qualité. Malgré ce, les policiers mettent immédiatement un nom sur ce visage. «
Mentionnons que les investigations entreprises ont permis d’identifier formellement cet individu », indique le procès-verbal. Quelles investigations ? Là encore, mystère. Un des avocats de G., Me Hugo Levy, fustige «une enquête occulte de la DGSI, dont les principaux actes ne sont pas communiqués à la défense, ce qui est attentatoire au principe du contradictoire ». « Est-ce une dénonciation ou des policiers infiltrés ? demande-t-il. Comment vérifier si l’enquête n’est pas entachée d’illégalité ? »
Le 16 février 2000, la Cour européenne des droits de l’Homme avait condamné le Royaume-Uni pour avoir gardé secret le témoignage d’un indicateur rémunéré, principal accusateur dans un procès criminel. Selon sa jurisprudence, « le droit à un procès pénal contradictoire implique, pour l'accusation comme pour la défense, la faculté de prendre connaissance des observations ou éléments de preuve produits par l'autre partie ». La Cour reconnaît que certaines preuves ne peuvent certes être divulguées pour des motifs de « sécurité nationale ou la nécessité de protéger des témoins risquant des représailles ou de garder secrètes des méthodes policières de recherche des infractions » mais dans ce cas, la CEDH estime que l'accusation ne peut s’employer seule « à apprécier l'importance des informations dissimulées à la défense ».
Au parquet de Nantes, nos questions provoquent un silence gêné. « C’est à partir d’éléments que nous avons dans les fichiers, finit par répondre la procureure de la République Brigitte Lamy. C’est comparé. Toutest dans les dossiers. Et quand cela ne paraît pas suffisant au tribunal, il y a une expertise. »
G. contestant sa présence à Nantes le 22 février, un expert de la cour d’appel d’Aix-en-Provence a été prié de comparer les images de la manifestation et celles, anthropométriques, prises en détention provisoire.
Lequel a confirmé l’identification de G. dans un rapport digne d’Alphonse Bertillon. On y apprend que le prévenu, au « visage long de forme triangulaire bas, asymétrique », présente une oreille remarquable, avec une « hypertrophie de la conque » identifiable entre toutes sur les images de la manifestation. Et, qui plus est, un « enroulement excessif de l’hélix », ce repli extérieur, qui fait penser l’expert au « tubercule de Darwin (…) vestige supposé de la pointe de l’oreille des mammifères ». L’expert se livre également à un petit photomontage en détourant une photographie prise lors de la manifestation pour y copier-coller le visage de G. Il conclut qu’il s’agit d’une « seule et même personne ». « Nous avons essayé, même avec Johnny Cash, ça marche ! », se pince Me Hugo Lévy. «On est sur des photos floues, souvent en mouvement, où il est compliqué de reconnaitre les gens, ce qui n'a pas empêché des condamnations», note Me Stéphane Vallée, avocat d'Enguerrand, un militant de 23 ans, sans emploi, condamné le 1er avril en comparution immédiate à un an ferme pour avoir fabriqué un fumigène.
« Les expertises d'images, où l'on prétend identifier des personnes grâce à la taille de leurs oreilles, ne sont qu'un écran de fumée, pointent les militants locaux. La vérité, c'est que la DGSI, l'ancienne DCRI qui s'était considérablement ridiculisée aux yeux de tous par le montage malhabile de l'affaire dite de Tarnac, est au coeur de ces enquêtes qu'elle diligente obscurément tout en se maintenant dans une complète opacité. »
Les militants dénoncent «un fichage à usage directement répressif » entraînant «une criminalisation de fait de tous les militants anti-aéroport, susceptibles d’être arrêtés et incarcérés sans autres éléments, que ceux de la DGSI, contre lesquels ils seront sans défense ».
Dans un communiqué du 11 juillet, le syndicat de la magistrature pointe de son côté« une mobilisation policière sans précédent et, trop souvent, un traitement judiciaire en temps réel : garde à vue, fichage génétique, déferrement et comparution immédiate, cette justice expéditive génératrice d’emprisonnement ».
« L’arsenal sécuritaire, renforcé sous le précédent gouvernement et toujours en vigueur deux ans après l’alternance, s’est banalisé, constate le syndicat. Voilà que sont mobilisés pour contrer des luttes sociales : l’extension incontrôlée du fichage génétique qui, jadis réservé aux criminels "sexuels" concerne aujourd’hui la moindre dégradation, la pénalisation aveugle du refus de prélèvement ADN, le délit de participation à un attroupement armé, cette résurgence aggravée de la loi anti-casseurs, les procédures d’urgence désastreuses pour les droits de la défense mais si efficaces pour frapper par "exemplarité", sans recul…
Autant d’outils sécuritaires que le gouvernement actuel, qui a déjà enterré le projet d’une loi d’amnistie sociale, est peu soucieux ou peu pressé d’abroger. »
A contrario, les six enquêtes dont a été saisie l’inspection générale de la police nationale (IGPN) à la suite des tirs de Flashball lors de la manifestation du 22 février sont, elles, « toujours en cours » selon le parquet. Trois jeunes hommes avaient été grièvement blessés à l’oeil par des tirs policiers. L'un, Quentin Torselli, 29 ans, a été éborgné et n’a toujours pas pu reprendre son travail de charpentier-cordiste. Et les deux autres ont peu de chances de retrouver la vue. « Le capitaine de l’IGPN a indiqué à mon fils que son enquête était terminée, affirme Nathalie Torselli, mère du Quentin. Ils ont suivi tout son parcours en vidéo et établi qu’à aucun moment il ne représentait un danger. »
À lire aussi l'excellente enquête de Reporterre : «Contre les militants de Notre-Dame-des-Landes, la justice devient folle»